MÉMOIRES D’UN MÉDECIN. Suite romanesque d’Alexandre Dumas (1802-1870).
Elle comprend Joseph Balsamo, publié à Paris en feuilleton
dans la Presse du 2 juin au 6 septembre 1846 et du 3 septembre 1847
au 22 janvier 1848, et en volume chez Cadot de 1846 à 1848
(19 vol.); le Collier de la reine, publié dans la Presse du 23 février 1849
au 27 janvier 1850, et en volume chez Cadot de 1849 à 1850
(11 vol.); Ange Pitou, publié dans la Presse du 17 décembre 1850
au 26 juin 1851, et en volume chez Cadot en 1852 (8 vol.);
la Comtesse de Charny, publié chez Cadot de 1852 à 1853 et 1855 (19 vol.).
Quoique l’un des premiers récits d’Alexandre Dumas, Blanche
de Beaulieu, publié en 1826, ait déjà pour cadre la Révolution, ce n’est
que vers la fin des années 1840 que celle-ci devient pour Dumas, comme
pour Quinet, Lamartine, Michelet et bien d’autres, le lieu central, originel, à
revisiter et à revivifier par l’imaginaire moderne. L’Histoire des Girondins de
Lamartine (1847) et le début de publication de l’Histoire de la Révolution
française de Michelet (1847) fournissent certes à Dumas un matériau où puiser,
mais ils témoignent surtout, par la simultanéité de leur parution, d’un souci
partagé, en ce déclin de la monarchie de Juillet, à l’aube de la révolution
de 1848, de revenir sur les origines à la fois glorieuses et maudites du
monde moderne. Dumas avait déjà lancé un ballon d’essai, le Chevalier de
Maison-Rouge (1845-1846). Mais cette œuvre, si elle présente une certaine
communauté de thèmes et quelques liens, au demeurant assez superficiels, avec
la grande fresque des Mémoires d’un médecin, qui prend sa suite, est loin d’en
avoir toute la force inventive et toute la portée symbolique.
Synopsis
Joseph Balsamo s’ouvre en 1770 sur un Prologue
ésotérique: sur le mont Tonnerre sont réunis les chefs de la franc-maçonnerie
universelle. Un inconnu qui se présente comme le nouveau Messie,
l’homme-Dieu — «Je suis celui qui est» —, prophétise la Révolution
universelle, qui sera lancée par la France, où il se charge de devenir l’agent
de la Providence. Cet inconnu s’appelle Joseph Balsamo, alias Cagliostro.
Nous retrouvons ensuite Balsamo au théâtre de Taverney, en
Lorraine, où vivent le vieux baron de Taverney et sa fille, la belle, pure et
droite Andrée, chez qui Balsamo découvre la faculté de double vue sous
influence magnétique. Avec Andrée et son père habitent Nicole, une servante de
comédie qui ressemble beaucoup à la dauphine Marie-Antoinette, et Gilbert, un
petit paysan ambitieux, amoureux transi de la belle Andrée. Ces trois derniers
personnages seront présents pendant toute la série. Il en est de même d’un
quatrième qui les suit de près sur la scène du roman: il s’agit de
Marie-Antoinette, venue pour épouser le dauphin; son entrée en France
correspond au début de l’histoire. Escortée du frère d’Andrée, Philippe de
Taverney, qui est amoureux d’elle, Marie-Antoinette fait une halte à Taverney,
où, au cours d’une scène éminemment dramatique, Balsamo lui fait voir dans une
carafe sa future décapitation. Elle part en emmenant les Taverney à Paris, où
se dirige également Balsamo.
Trois trames vont dès lors s’entremêler, nouant entre les
personnages de la série les relations symboliques dont les trois romans suivants
dérouleront les effets sur le double plan historique et romanesque. Tout d’abord
une lutte pour le pouvoir entre le parti de la dauphine et celui de la Du
Barry. La Du Barry remporte la première manche en parvenant à se faire présenter
à la cour, et à faire renvoyer le duc de Choiseul, victoire fatale à la monarchie.
Mais la mort de Louis XV, à la fin du roman, assurera le triomphe de
la Dauphine. En deuxième lieu, l’amour malheureux de Gilbert pour Andrée de
Taverney, et le roman d’apprentissage de Gilbert qui, ayant suivi Andrée à
Paris, devient d’abord le jouet de la Du Barry, puis est adopté par son père
spirituel, le philosophe Jean-Jacques Rousseau; cruellement méprisé par Andrée,
Gilbert finira par la violer. Enfin, le drame qui se joue entre Balsamo, Lorenza
et Althotas. Lorenza est le médium qui assure, grâce à son don de double vue,
la puissance de Balsamo. Elle mène également une double existence: éveillée,
elle hait Balsamo qui l’a séduite et enlevée du couvent où elle s’était réfugiée;
endormie, elle l’adore. Balsamo de son côté l’aime, mais croit qu’elle doit
rester vierge pour garder son don de double vue. Reprise par Balsamo après
une première évasion, Lorenza parvient à s’enfuir une seconde fois, et le
livre à la police. Balsamo ne se sauve que grâce à l’intervention de Mme du
Barry dont il s’est fait une alliée. Sur le point de tuer Lorenza de nouveau
sous sa coupe, il cède à sa passion pour découvrir que, même femme, Lorenza
demeure «voyante». Il décide donc de ne plus la sortir du sommeil magnétique.
Mais cet abus de pouvoir entraîne sa perte; alors qu’il a laissé Lorenza endormie,
donc sans défense, Althotas, qui de son côté cherche l’élixir de longue vie,
pour lequel il lui faut le sang d’une vierge — et qui croit Lorenza encore
dans cet état — égorge la jeune femme. La mort de cette dernière exclut
à jamais Balsamo de la sphère du désir — de même que le viol d’Andrée
l’interdit à Gilbert. De nombreux fils se tissent entre les trois intrigues:
Balsamo soutient la Du Barry pour perdre la royauté, que ses débauches avilissent;
Andrée, fille d’honneur de la dauphine, devient inconsciemment l’enjeu d’un
ignoble marché: son père cherche à la prostituer à Louis XV, et elle
n’échappe au viol royal que par un «hasard» qui la livre à Gilbert (Balsamo,
l’ayant plongée dans le sommeil magnétique pour l’interroger sur la fuite
de Lorenza, la laisse par négligence endormie, ce dont profite le jeune homme).
Le roman se termine sur une double péripétie, privée et publique: Gilbert
qui a rendu Andrée mère et lui a avoué son crime est repoussé par elle; il
se venge en volant l’enfant, qu’il met en nourrice avant de s’embarquer pour
l’Amérique. Poursuivi par Philippe de Taverney, le frère d’Andrée, il est
laissé pour mort par celui-ci au cours d’un duel. Le 9 mai 1774
meurt Louis XV. C’est le début de la décomposition de la royauté,
commentée ironiquement par Marat, personnage épisodique du roman.
Un Prologue, au début du Collier de la reine, fait pendant à
celui de Joseph Balsamo. Au cours d’un souper chez le duc de Richelieu,
en 1784, se trouvent réunis certains protagonistes du précédent roman
(Taverney, Richelieu, la Du Barry); Balsamo, revenu d’Amérique, leur prédit et
leur fin privée et l’avenir révolutionnaire de la France. Le reste du roman,
prenant appui sur la célèbre affaire du Collier, va faire de Marie-Antoinette la
figure symbolique de la «mauvaise mère», prostituée et despotique à la fois,
dont la domination mènera la royauté à sa perte. Le début du roman nous montre
la reine, accompagnée d’Andrée, rendant une visite de charité à Jeanne de La
Motte-Valois, en cachette du roi. Sur le chemin du retour, la reine, par la
conduite imprudente de son cabriolet, suscite la colère du peuple, qui la prend
pour une courtisane. Elle n’est sauvée que par l’intervention d’un jeune noble,
le comte Olivier de Charny. Celui-ci, un moment partagé entre elles, va
s’éprendre de la reine, tandis qu’Andrée tombe passionnément amoureuse de lui.
La reine, de son côté, un moment hésitante entre Charny et Philippe de
Taverney, revenu lui aussi d’Amérique, va se déclarer pour Charny. Cependant se
noue l’affaire du Collier. Louis XVI a promis à la reine un merveilleux
collier. Celle-ci, dans un premier moment de vertu, y renonce, pour se raviser
ensuite sous l’influence de Jeanne de La Motte, puis décide finalement de le
rendre. Ensuite un imbroglio extrêmement complexe, dont Jeanne de La Motte tire
les fils, va faire que Rohan croit avoir acheté le collier de la reine, que la
reine croit l’avoir rendu aux bijoutiers — tandis que c’est Jeanne de La
Motte qui le garde.
Balsamo, cependant, protège (sans qu’elle s’en doute) les
menées de Mme de La Motte, et ne perd aucune occasion de compromettre la
reine, grâce à la ressemblance de celle-ci avec Nicole (devenue la courtisane
Oliva). Perdue aux yeux de tous, la reine n’est plus innocente qu’aux yeux du
roi qui fera en vain juger Rohan et condamner Mme de La Motte pour la
venger: à l’issue du procès, c’est la reine, et avec elle la royauté, qui est
perdue! D’autre part, surprise avec Charny dans une situation équivoque, la
reine a dû, pour prouver son innocence, marier Charny à Andrée, faisant ainsi
le malheur de la sœur comme du frère.
Ange Pitou, à la différence des deux romans
prérévolutionnaires, n’a pas de prologue. On est au début de juillet 1789. Ange
Pitou est un jeune paysan du bourg d’Haramont, à qui Dumas a donné bien des
traits de sa propre enfance. Pour l’heure c’est un adolescent naïf et bon,
inculte mais de sens droit, frère de lait de Sébastien Gilbert, le fils de
Gilbert et d’Andrée. Devenu médecin et philosophe, Gilbert (sauvé miraculeusement,
nous l’apprendrons plus tard, par Balsamo), revient en France après s’être
illustré lors de la guerre d’Indépendance américaine, pour tenter de sauver la
royauté en devenant le conseiller du roi. Il prend le relais de Balsamo, son
père spirituel, dont il a hérité le pouvoir magnétique. Dès son arrivée,
Gilbert se heurte à l’opposition de Marie-Antoinette, qui le hait comme libéral
et se sert contre lui des révélations que lui a faites Andrée pour le faire
embastiller. Cependant Pitou, réfugié chez le fermier de Gilbert, Billot, gagné
aux idées nouvelles, y fait son éducation révolutionnaire. Inquiets du sort de
Gilbert, Billot et Pitou partent à Paris et deviennent acteurs de la prise de
la Bastille, dont le récit occupe dix chapitres du roman, tandis qu’une
rétrospection historique installe sur la scène du roman l’image noire de la
reine: reine étrangère, usurpant la place du roi, reine-vampire suçant le sang
de la nation en dilapidant son or. La prise de la Bastille est suivie de
violences que désavoue Gilbert, mais qui, mises sous le signe de Balsamo,
annoncent déjà la Terreur. Libéré, Gilbert réussit à se disculper auprès du roi
et devient son médecin et son conseiller politique.
La suite du roman est scandée par les événements
historiques. Les bons conseils de Gilbert sont contrecarrés par la reine, dont
la violence vindicative suscite en retour la violence du peuple, tandis que le
roi reste passif. De son côté, Olivier de Charny tente en vain de modérer la
reine. Celle-ci voit dans cette attitude une trahison, et, de même qu’elle
détruit l’amour du peuple pour la royauté, elle va refroidir l’amour de Charny
pour elle, rapprochant involontairement celui-ci d’Andrée. Par son aveuglement,
elle cause la mort de Georges de Charny, le frère d’Olivier. En contrepoint de
ce drame, se déroule, sur le mode héroï-comique, le roman d’apprentissage
d’Ange Pitou. Revenu à Haramont, capitaine de la garde nationale, Pitou est
désormais un «personnage». Il devient un homme, et, bien que repoussé par
Catherine Billot, dont il est amoureux, il se fait le protecteur des amours de
la jeune fille et d’Isidore de Charny, le plus jeune frère d’Olivier. Le roman
se clôt sur le départ de celui-ci appelé à Paris pour remplacer son frère, mort
en défendant la royauté.
Avec la Comtesse de Charny, nous retrouvons
Balsamo-Cagliostro (sous le nom de baron Zannone) en envoyé de la Providence
acharné à la perte de la royauté que Gilbert veut sauver. Marie-Antoinette
continue à se perdre en perdant la France. Comme reine, elle refuse tout
compromis, provoquant la haine du peuple. Comme femme, elle persécute Andrée,
dont elle est jalouse, hâtant ainsi le rapprochement des deux époux. Le récit
de la fuite à Varennes occupe une grande place dans le roman, justifiée par
l’importance que l’auteur lui accorde: c’est de cette fuite manquée que
procède, selon lui, la rupture définitive entre le peuple et la royauté. Mais y
figurent également le complot Favras (découvert par les soins de Balsamo), la
compromission de La Fayette et de Mirabeau en faveur de Marie-Antoinette, qui
les repousse, le «suicide» de Mirabeau, qui, par désespoir de n’être pas aimé
de la reine, se laisse mourir dans les bras de son sosie: Nicole-Oliva, menée
par Balsamo; la fête de la Fédération enfin. Les événements révolutionnaires
ont leur écho atténué à Haramont, où Billot, revenu à la ferme, et Pitou mènent
une révolution moins sanglante. Mais Billot découvre les amours de Catherine et
d’Isidore de Charny. Il essaie alors de tuer celui-ci, et, faute d’y être parvenu,
décide de se venger sur l’aristocratie tout entière de la corruption exercée
sur sa fille. Il jouera un rôle de premier plan dans l’arrestation du couple
royal à Varennes. Catherine, devenue mère, fuit à Paris avec Isidore, qui sera
tué en défendant la reine lors de sa fuite. Andrée, de son côté, retrouve son
fils Sébastien et ces retrouvailles retardent un moment pour Andrée et Olivier
de Charny l’aveu naturel de leur amour, car Andrée n’ose expliquer cette
maternité. Il faudra, au retour de Varennes, l’indiscrétion de
Marie-Antoinette, qui apprendra à Charny le secret d’Andrée, pour que les deux
époux se retrouvent enfin unis.
La fuite à Varennes a fait entrer la Révolution dans une
nouvelle phase. On s’achemine vers la République, et, au massacre du
Champ-de-Mars (17 juillet 1791) répondent les journées
révolutionnaires du 20 juin et du 10 août 1792. La
reine discrédite auprès du peuple Barnave et Dumouriez comme elle a usé
Mirabeau, et s’entête dans sa politique de résistance, fatale à la royauté.
Billot, blessé lors du massacre du Champ-de-Mars, est sauvé par Gilbert et
Pitou; revenu à Haramont, il s’oppose, dans une scène où burlesque et sublime
se mêlent, au curé réfractaire l’abbé Fortier, et se fait élire à la
Législative, confiant sa fille et sa ferme à Pitou. Les conseils de modération
de Gilbert — et de Charny revenu pour l’occasion — sont impuissants à
éviter l’affrontement recherché par Marie-Antoinette, et Charny ne peut que
mourir, en un dernier hommage non à la reine, mais à la royauté, en protégeant
la famille royale au cours de la journée du 10 août. La figure
sinistre de Marat, l’homme-animal, symbolise l’ultime étape de la Révolution.
Andrée de Charny rejoint volontairement son mari dans la mort, malgré les
efforts de Gilbert pour la sauver, lors des massacres de septembre 1792. Sur le
conseil de Cagliostro, Gilbert, Sébastien et Billot partent en Amérique avant la
Terreur, qui ne sera pas évoquée dans le roman. Épilogue:
le 15 février 1794, Pitou, devenu riche par un héritage
inattendu, épouse Catherine, adopte son fils, et rachète pour eux la ferme de
Billot et le château de Charny, convertis en biens nationaux.