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JEAN SÉVILLA

"Exclure la religion, c’est mutiler l’être humain"

Préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi de 1981 à la mort de Jean-Paul II, le cardinal Ratzinger accordait rarement des interviews. Quand il recevait un représentant de la presse, c’était pour prononcer des mots mûrement pesés : étant l’un des premiers personnages de la hiérarchie catholique, il engageait l’Eglise par ses propos. L’entretien exclusif qu’il avait donné au Figaro Magazine, paru dans notre numéro du 17 novembre 2001, et dont nous republions ici les principaux extraits, en prend aujourd’hui d’autant plus de valeur. C’était quelques semaines après les attentats de New York et de Washington. Le monde vivait dans l’angoisse et les bruits de la guerre. Mais à Rome, un doux soleil d’automne embellissait l’atmosphère.
Une heure en tête à tête avec le tout-puissant cardinal Ratzinger : le journaliste qui a eu ce privilège se rappelle pourtant la simplicité de son interlocuteur, la gentillesse de son accueil, son sourire, la profondeur de son regard aux yeux clairs et le timbre calme d’une voix s’exprimant dans un français partait, ponctué de l’accent chantant d’un Allemand du Sud. De sa personne émanait un fascinant mélange de bienveillance humaine et d’altitude intellectuelle.
A l’issue de l’entretien, le journaliste, qui ne pouvait savoir qu’il venait d’interviewer un futur pape, était sorti du Vatican avec un profond sentiment de paix.

Propos recueillis par Jean Sévillia le 29 octobre 2001




 

Le Figaro Magazine- Vous avez un jour écrit que « la Loi n’a pas disparu, mais elle a émigré dans le domaine du subjectif ». Pour l’Eglise, quelles sont les conséquences du relativisme contemporain?

Joseph Ratzinger - Depuis la période des Lumières, la foi n’est plus la mission commune du monde ainsi qu’il en était au Moyen Age. La science a institué une nouvelle perception de la réalité: on considère comme objectivement fondé ce qui peut être démontré comme dans un laboratoire. Tout le reste, Dieu, la morale, la vie éternelle est transféré dans le domaine de la subjectivité. Penser qu’il y a une vérité accessible à tous dans le domaine de la religion impliquerait même une certaine intolérance. Le relativisme devient la vertu de la démocratie.

Pour l’Eglise, la foi chrétienne a cependant un contenu objectif ?

Bien sûr, et dans ce contexte intellectuel, c’est toute notre difficulté pour annoncer l’Evangile. Mais on peut montrer les limites du subjectivisme : si nous acceptons totalement le relativisme, dans la religion mais aussi dans les questions morales, cela aboutit à détruire la société. Avec toujours plus de rationalisme, la raison se détruit elle-même, instituant l’anarchie : quand chacun constitue une île incommunicable, ce sont les règles fondamentales du vivre ensemble qui disparaissent. Si ce sont les majorités qui définissent les règles morales, une majorité peut édicter demain des règles contraires aux règles d’hier. Nous avons eu aussi l’expérience du totalitarisme, pour qui le pouvoir fixait autoritairement les règles morales. Ainsi le relativisme total finit-il dans l’anarchie ou le totalitarisme.

L’Eglise se considère-t-elle toujours comme missionnaire ?

Oui, je dirais de nouveau comme missionnaire. Aujourd’hui, le mot mission n’est pas toujours bien perçu, parce qu’on pense à la destruction des cultures anciennes par les Occidentaux. La réalité historique est cependant différente : nous savons que les missionnaires chrétiens en Afrique, en Asie mais aussi en Amérique latine étaient souvent les vrais défenseurs de la dignité humaine. Ces missionnaires ont sauvé une partie des cultures anciennes en transcrivant les langues indigènes, en rédigeant des dictionnaires et des grammaires. Ils ont aidé à cette grande révolution qu’était la rencontre de l’Europe et de ces peuples, en intégrant les traditions qui convergeaient avec la foi chrétienne. Certains problèmes de l’Afrique, actuellement, résultent du fait qu’avec le rationalisme occidental on a détruit les anciennes forces morales, sans offrir autre chose. Comme on a apporté la technique, restent les armes, et la guerre de tous contre tous. En définitive, c’est la mission chrétienne qui peut défendre l’édification de sociétés modernes, reliées à-leurs racines propres.

Dans les polémiques contre l’Eglise, les questions relatives à la sexualité et au libre arbitre moral reviennent très souvent. Pourquoi cette incompréhension entre le monde moderne et l’Eglise ?

On touche ici à la vision individualiste de l’homme. Notre époque glorifie le corps et ses plaisirs, exalte la liberté sexuelle, mais considère qu’ils relèvent de la biologie plus que de la psychologie. Il s’opère une subtile séparation entre le biologique, le corporel qui échapperaient à la responsabilité spirituelle parce qu’ils sont de l’ordre de la nature et l’être humain comme tel. A partir du moment où l’on considère la sexualité comme un phénomène purement biologique, une morale sexuelle n’a plus de sens. La culture contemporaine est celle de la liberté absolue, pour laquelle l’homme doit « se réaliser ». Il n’existe donc pas une nature humaine qui définisse le Bien et le Mal. Cette vision s’oppose à la tradition de l’ Eglise, mais aussi à toutes les conceptions pour lesquelles est inscrite dans notre nature une certaine ligne de comportement, le sens même de notre être. L’Eglise parle de droit naturel, de morale naturelle. A l’inverse, si nous ne sommes que des produits de l’évolution, nous sommes libres de nous définir. Il y a alors, comme disait Sartre, une liberté dans le sens que « je ne suis pas défini » : dans ma situation, je dois inventer ce qu’est l’homme. Tandis que dans la vision chrétienne l’existence de l’homme, homme et femme, porte une idée du Créateur, un Créateur qui a un projet avec le monde, qui exprime des idées incarnées dans la réalité du monde. Et la relation de fidélité de l’homme et de la femme révèle une destination de l’un à l’autre, dans une profonde unité du corps et de l’esprit, et où se lisent les générations futures. L’élévation de réflexes physiques au rang de réalités vécues dans le respect de la personne, c’est le chemin difficile, mais grand et beau, de la morale chrétienne sur la sexualité.

La charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, adoptée l’an dernier, a refusé de faire référence à l’« héritage religieux » de l’Europe. Que pensez-vous de cette interprétation de la laïcité?

On doit bien définir la laïcité. Pour moi, il existe une notion positive de la laïcité dans ce sens que, phénomène nouveau dans l’histoire, le christianisme a créé la différence en reconnaissant la distinction entre religion et Etat. Cette distinction entre le domaine de Dieu et celui de César est la source du concept de liberté qui s’est développé en Europe, en Occident. Elle implique que la religion donne à l’homme une vision pour toute sa vie, pas seulement pour la vie spirituelle. Mais l’institution religieuse n’est pas totalitaire : elle est limitée par l’Etat. Et l’Etat ne peut pas prendre tout en main : il est limite par la liberté de la religion. L’Etat n’est pas tout, et l’Eglise dans ce monde n’est pas tout. Prise dans ce sens, la laïcité est profondément chrétienne. L’hostilité des nazis au christianisme, surtout au catholicisme, était fondée sur cette idée que l’Etat est tout. Mais si la laïcité veut signifier que dans la vie publique il n’y a pas de place pour Dieu, c’est une grande erreur. Les institutions politiques et les institutions religieuses possèdent leurs sphères propres. Cependant les valeurs fondamentales de la foi doivent se manifester publiquement, non par la force institutionnelle de l’Eglise, mais par la force de leur vérité intérieure. Si la laïcité veut exclure la religion, c’est une mutilation de l’être humain.

La confrontation entre le monde occidental et le monde musulman est-elle un choc des civilisations ?

L’islam n’existe pas comme un bloc. Il n’y a pas un magistère de l’islam ni de constitution centralisée de l’islam. Le Coran fournit, certes, une référence commune au monde islamique. Mais il donne lieu à des interprétations différentes, et l’islam s’incarne dans des contextes culturels divers, de l’Indonésie à l’Inde, du Proche-Orient à l’Afrique. Donc le monde islamique n’est pas un bloc, et n’efface pas les tempéraments nationaux : il est des pays à majorité islamique qui sont très tolérants, et d’autres qui excluent plus ou moins le christianisme. Aujourd’hui, l’islam est très présent en Europe. Et il semble que se manifeste un certain mépris chez ceux qui estiment que l’Occident a perdu sa conscience morale. Par exemple, si le mariage et l’homosexualité sont considérés comme équivalents, si l’athéisme se transforme en droit au blasphème, notamment en art, ces faits sont horribles pour les musulmans. D’où l’impression diffuse, dans le monde islamique, que le christianisme est mourant, que l’Occident est décadent. Et le sentiment que l’islam porte seul la lumière de la foi et de la moralité. Une partie des musulmans voient dans ce cas une opposition fondamentale entre le monde occidental, et son relativisme moral et religieux, et le monde islamique. Parler d’une confrontation des cultures, c’est parfois vrai : dans le mépris envers l’Occident, on trouve les séquelles du passé au cours duquel l’islam a subi la domination des pays européens. On peut alors se heurter à un fanatisme terrible. C’est l’une des faces de l’islam ; ce n’est pas tout l’islam. Il existe aussi des musulmans qui désirent un dialogue pacifique avec les chrétiens. En conséquence, il est important de juger les différents aspects d’une situation qui est préoccupante pour toutes les parties en présence.

Le monde moderne vivait dans le culte du progrès et de la raison. Après deux guerres mondiales, le goulag, Auschwitz, le terrorisme, les notions de progrès et de raison ont-elles un sens ?

Face au concept de progrès, j’ai toujours été sceptique. Il y a naturellement un progrès dans le nombre de nos connaissances, dans les sciences et techniques. Mais ces progrès n’apportent pas nécessairement un progrès dans les valeurs morales ni dans notre capacité à faire bon usage du pouvoir conféré par ces connaissances. Au contraire : le pouvoir peut être un facteur de destruction. J’ai toujours été opposé à l’esprit d’utopie, à la croyance en une société parfaite : concevoir une société une fois pour toutes parfaite, c’est exclure la liberté de chaque jour. Tant il est vrai que la raison et la morale sont fragiles, une société peut toujours s’autodétruire. Ce qu’il faut espérer, c’est la présence suffisante de forcesmorales capables de résister au Mal.

Ventes d’organes, manipulations génétiques, clonage : faut-il poser des limites à la recherche médicale et scientifique ?

Pour l’homme moderne, l’idée de mettre des limites à la recherche constitue un blasphème.

Il existe cependant une limite intérieure, et c’est la dignité de l’homme. Des progrès payés au prix du viol de la dignité humaine, c’est inacceptable. Si la recherche s’attaque à l’homme, c’est un dévoiement de la science. Même si l’on prétend que telle ou telle recherche ouvre des possibilités pour l’avenir, il faut dire non quand l’homme est en jeu. La comparaison est un peu forte, mais je rappelle que jadis certains ont procédé à des expérimentations médicales avec des personnes qu’ils déclaraient inférieures. Où mènera la logique qui consiste à traiter un foetus ou un embryon comme une chose ?
Qu’attend l’Église de la jeunesse ?

Que la jeunesse ne porte pas en elle les préjugés des générations de 68, qui ont aliéné nombre de personnes - et aussi de gens d’Eglise - à la foi. Nous attendons que la jeunesse reparte avec une nouvelle vitalité, une ouverture pour découvrir dans le Christ un Dieu qui est vérité et amour.

Quelles seront les grandes tâches du prochain pontificat ?

Ce n’est pas à moi d’établir son programme ! Et puis le monde change rapidement : ce qui nous apparaissait impératif hier ne revêt plus aujourd’hui la même importance. Il me semble que les problèmes les plus urgents, pour l’Eglise, résultent de ce que nous venons d’évoquer. Comment répondre à la situation posée par un monde occidental qui doute de lui-même, qui ne se reconnaît plus un fondement rationnel dans une foi commune, un monde qui est donc laissé au subjectivisme et au relativisme ? Et puis, il y a l’islam et aussi le bouddhisme, les deux grands défis pour le monde occidental : trouver le dialogue avec eux, trouver la possibilité de se comprendre sans perdre la grande lumière qui nous est venue dans la figure de Jésus-Christ.


 

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