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BENOÎT XVI ET LA TURQUIE: ARTICLE DE S.MAGISTER
 

Exercices en désinformation ou le pape raconté par la grande presse

Voici comment les grands médias internationaux ont déformé la position de Benoît XVI au regard de l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne. L’auteur de l’analyse est l’ancien ambassadeur des Pays-Bas en Chine

par Sandro Magister

ROMA, le 5 janvier 2007 – La communication est essentielle pour un pape théologien et “docteur de l’Église” comme Benoît XVI. Toutefois, la machine vaticane est loin de lui fournir de bons services, comme www.chiesa a pu constater à maintes reprises.

Cela dit, les mots de Benoît XVI n’arrivent pas correctement à leur destination aussi à cause d’un obstacle extérieur.
Cet obstacle extérieur est dans les grands journaux
.

Le premier jour du voyage du pape en Turquie offre un exemple flagrant de désinformation.

Le 28 novembre dernier, après son arrivée à l’aéroport d’Ankara, Benoît XVI eut un entretien avec le premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan.

Aucun communiqué officiel ne fut publié après cet entretien, mais les plus importants quotidiens du monde citèrent les déclarations d’Erdogan après la rencontre avec Benoît XVI dans lesquelles il disait que le pape avait changé d’avis au sujet de l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne.

Selon ces journaux, Joseph Ratzinger, qui était contraire avant de devenir pape, avait changé d’opinion et était désormais en faveur.

Voici la revue de presse d’Anton Smitsendonk concernant ce qu’ont écrit certains de plus importants quotidiens du monde, qui ont négligé les déclarations en sens différent faites par d’importants représentants du Saint-Siège.

Smitsendonk, qui est aujourd’hui commissaire de la Chambre de Commerce Internationale pour l’Extrême-Orient, a été ambassadeur des Pays-Bas en Chine et conseiller ministériel en Turquie. Il a écrit cette note exprès pour www.chiesa.

Il faut toutefois présenter intégralement les déclarations faites par Ratzinger en 2004 sur l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne, ainsi que les positions exprimées par des représentants du Saint-Siège lors de la rencontre entre Benoît XVI et le premier ministre truc.

1. – Joseph Ratzinger au “Figaro Magazine” du 13 août 2004, interviewé par Sophie de Ravinel:

“L'Europe est un continent culturel et non pas géographique. C'est sa culture qui lui donne une identité commune. Les racines qui ont formé et permis la formation de ce continent sont celles du christianisme. [...] Dans ce sens, la Turquie a toujours représenté un autre continent au cours de l'histoire, en contraste permanent avec l'Europe. Il y a eu les guerres avec l'Empire byzantin, pensez aussi à la chute de Constantinople, aux guerres balkaniques et à la menace pour Vienne et l'Autriche... Je pense donc ceci: identifier les deux continents serait une erreur. Il s'agirait d'une perte de richesse, de la disparition du culturel au profit de l'économie. La Turquie, qui se considère comme un État laïc, mais sur le fondement de l'islam, pourrait tenter de mettre en place un continent culturel avec des pays arabes voisins et devenir ainsi le protagoniste d'une culture possédant sa propre identité, mais en communion avec les grandes valeurs humanistes que nous tous devrions reconnaître. Cette idée ne s'oppose pas à des formes d'associations et de collaboration étroite et amicale avec l'Europe et permettrait l'émergence d'une force unie s'opposant à toute forme de fondamentalisme".

2. – Joseph Ratzinger dans un discours prononcé le 18 septembre 2004 devant les opérateurs pastoraux du diocèse de Velletri (près de Rome, en Italie), repris par le quotidien suisse catholique de Lugano “Il Giornale del Popolo”:

“Historiquement et culturellement, la Turquie partage très peu avec l’Europe et l’englober dans l'Union européenne serait donc une grande erreur. Il vaudrait mieux que la Turquie serve de pont entre l’Europe et le monde arabe ou forme avec ce dernier son propre continent culturel. L'Europe n’est pas un concept géographique mais culturel, qui s’est formé au cours de l’histoire, parfois conflictuelle, fondé sur la foi chrétienne. C’est un fait que l’Empire ottoman a toujours été en opposition à l’Europe. Bien que Kemal Atatürk ait bâti une Turquie laïque dans les années 20, elle reste le noyau de l’ancien Empire ottoman. Elle est donc très différente de l’Europe, qui est aussi un ensemble d’États laïcs, mais avec des bases chrétiennes, même si l’on tente injustement de le nier. Par conséquent, l’entrée de la Turquie dans l’UE serait antihistorique”.

3. – L’archevêque Dominique Mamberti, ministre des Affaires étrangères du Saint-Siège, dans le quotidien italien “Avvenire” le 26 novembre 2006, interviewé par Gianni Cardinale:

“Le Saint-Siège n’a pas exprimé une position officielle à propos [de l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne]. Évidemment, il suit avec grand intérêt la question et se rend compte que le débat en cours depuis un bon bout de temps et les positions pour ou contre l’admission de la Turquie dans l’Union européenne indiquent l’extrême importance de l’enjeu. Certes, le Saint-Siège croit que, en cas d’adhésion, ce pays doit respecter tous les critères politiques retenus lors du Sommet de Copenhague en décembre 2002 et, en ce qui concerne plus précisément la liberté religieuse, les recommandations dans la décision relative aux principes, les priorités et les conditions dans le partenariat pour l’adhésion de la Turquie du 23 janvier 2006 (Council Decision of 23 January 2006 on the principles, priorities and conditions contained in the Accession Partnership with Turkey)”.

4. – Père Federico Lombardi, directeur du Bureau de la presse du Saint-Siège, à la presse internationale, après la rencontre entre Benoît XVI et Erdogan, le 28 novembre 2006:

"Le Saint-Siège n'a pas le devoir ni pouvoir politique spécifique d'intervenir sur le point précis de l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne. Il n’est pas compétent. Toutefois, il voit positivement et il encourage le chemin de dialogue, de rapprochement et d'insertion en Europe sur la base de valeurs et de principes communs. C’est en ce sens que le pape a exprimé son appréciation pour l'initiative d'alliance des civilisations promues par M. Erdogan".


”Comme une meute de souris de l’Arctique en bas de la falaise...”

par Anton Smitsendonk


Si les Turcs tiennent à cœur leur image de nation hospitalière, ce serait bien qu’ils expliquent pourquoi à l’aéroport international Esemboga d’Ankara le premier ministre Recep Tayyip Erdogan a essayé de tendre un piège à Benoît XVI, au début du pèlerinage de celui-ci en Turquie, le 28 novembre 2006.

Toutefois, il faudrait diriger les critiques les plus vives, non pas contre Erdogan, mais contre les nombreux journalistes de la presse occidentale qui ont voyagé avec le pape et qui ont fait preuve de si peu de perspicacité professionnelle.

Reconnu mondialement, le “New York Times” a raté l’occasion; même chose pour le très réputé “Figaro” en France et presque tous les grands quotidiens de mon pays, les Pays-Bas.

Tous ont plus ou moins écrit qu’à l’aéroport le pape a mis fin à son opposition è l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne.

Par exemple, la manchette du “New York Times / International Herald Tribune” disait: “Pope backs Turkey's Bid to Join the EU – Gesture seen as effort to temper anger of Muslims”.

Tandis que l’article expliquait:

”On his trip this week, the pope is being more diplomatic. Turkey’s prime minister, Recep Tayyip Erdogan, announced that Benedict had told him it was now the Vatican’s wish that Turkey join the European Union. A papal spokesman was less direct, saying the Vatican was encouraging Turkey’s ‘integration’ into Europe. We hope that the pope’s evolving stance – coupled with his calls for Christian-Muslim dialogue – will soothe popular anger in Turkey and across the Muslim world”.

Récidiviste, le “New York Times” publia aussi un reportage de Ian Fisher et de Sabrina Tavernese:

“Pope Benedict XVI arrived in Turkey on Tuesday armed with a surprise gesture of good will aimed at blunting Muslim anger toward him: he backed Turkey’s long-stalled desire to join the European Union, reversing a statement he made two years ago. Turkey’s prime minister, Recep Tayyip Erdogan, told reporters after a brief meeting with Benedict at the airport here that he had asked the pope to support Turkey in its attempt to become a member of the European Union. ‘He said, You know we don’t have a political role, but we wish for Turkey’s entry into the E.U.,’ Mr. Erdogan said the pope told him. ‘His wish is a positive recommendation for us.’ Although the Vatican does not play a formal role in the European Union, or delve publicly into domestic matters of other states, the pope’s gesture was nonetheless a piece of political stagecraft at a delicate time both in relations between Muslims and the West and in Benedict’s own damaged reputation among Muslims. But the 79-year-old pope’s concession on Tuesday, at the start of a four-day trip here, seemed to make good on his pledge to heal the wounds between East and West. It may also have the practical effect of tamping down anger here”.

“Le Figaro”:

“Accueilli par le premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, le Souverain Pontife lui a déclaré qu’il pourrait voir d'un bon œil l’adhésion de son pays à l’Union européenne. Une véritable révolution pour un pape qui, avant son élection, s'était ouvertement opposé à cet élargissement, vu comme ‘une grande erreur’. Le pape théologien s'est fait diplomate. ‘Nous ne faisons pas de politique’, a cependant précisé le père Federico Lombardi, directeur du bureau de presse du Saint-Siège, ‘mais nous voyons favorablement le chemin de la Turquie vers l’Union européenne’. Le Saint-Siège ‘n’a pas le pouvoir ni la compétence pour intervenir sur les points précis regardant l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne’, a-t-il ajouté. ‘Cependant, il voit positivement et encourage le chemin de dialogue et d'insertion de la Turquie dans l'Europe sur la base des valeurs communes’”.

Plus prudent, “The Economist” écrivit:

“Mr. Erdogan claimed afterwards that one of Europe’s most prominent Turco-sceptics had been converted into a supporter of his country’s European Union membership – at a time when that flagging cause needs all the help it can get. Whether Benedict really has overcome his personal doubts about Turkey’s EU membership is open to question; but the new Vatican line is that, if Turkey meets the necessary conditions (including respect for Christian rights) to join the club, that can only be good”.

Tandis que pour “The Observer”:

“In an apparent reversal of his previous stance, the Pope Benedict XVI has reportedly said he supports Turkey joining the EU. Turkish Prime Minister Recep Tayyip Erdogan said the Catholic Church leader told him during a 20-minute conversation at the outset of the pontiff's four-day trip to the mainly Muslim secular country ‘we are not political but we wish for Turkey to join the EU’”.

Dans le “Het Financieele Dagblad”, le principal quotidien économique des Pays-Bas, on put lire dans la traduction de l’ambassade de France à La Haye:

“Il est grand temps que les partisans de l’adhésion de la Turquie à l’UE réagissent, les entreprises affiliées à la VNO-NCW en tête. Un partisan inattendu du côté chrétien, le pape Benoît, a donné le bon exemple mardi en Turquie”.

L’erreur d’interprétation a continué dans les jours suivants. Par exemple, même le réputé éditorialiste Ivan Rioufol du “ Figaro” est tombé dans le piège le 1er novembre lorsqu’il a écrit:

“Le diplomate Benoît XVI a contredit, mardi, ses propos passés de théologien, quand il assurait: ‘Ce serait une grande erreur d’englober la Turquie dans l'Europe’”.

Pour sa part, Andrew Purvis, dans l’hebdomadaire “Time” du 11 décembre, a dit:

“Early last week, Turkish Prime Minister Recep Tayyip Erdogan had reason to be optimistic. During a meeting in Ankara, Pope Benedict XVI said he was in favor of Turkey joining the European Union. This reversed an opinion he had delivered previously as a Cardinal, saying the move would be ‘a grave error against history’”.

Et James Carrol dans “The International Herald Tribune” du 11 décembre:

“The old structures must be dismantled. We see this very process unfolding in the person of Pope Benedict, who still insists on Europe’s Christian identity. But in Turkey he began to change, which shows the power of Europe’s new hop – the twain meeting at last”.

Pourquoi ce dérapage de la part des journalistes?

Le père Federico Lombardi, directeur du bureau de la presse vaticane, et l’archevêque Dominique Mamberti, de la Secrétairerie d’État, avaient pourtant fait des déclarations ponctuelles, claires et courtoises, mais affirmant le contraire.

Les journalistes savent-ils lire entre les lignes? Savent-ils évaluer les circonstances? Ne reconnaissent-ils pas ce qui se passe dans les coulisses; ne comparent-ils pas les données; ne s’enquièrent-ils pas des faits? Dans le cas en question, ils se sont précipités comme une meute de souris de l’Arctique en bas de la falaise, poussés par Erdogan.

Erdogan s’est conduit peu honorablement envers son invité en agissant sans scrupules et en reportant incorrectement la conversation qu’il aurait eue avec lui aux journalistes. Mais la surprise n’est pas là. Elle est du côté des journalistes occidentaux qui auraient dû découvrir la ruse et ont incroyablement échoué.

Peut-être que ces derniers se sont rendu compte de l’erreur le lendemain, mais aucun n’a corrigé sa position et cela malgré les déclarations en sens contraire faites par l’archevêque Mamberti et par le père Lombardi.

Les déclarations de ce dernier étaient soigneusement accompagnées par des compliments à l’égard du premier ministre Erdogan, apprécié pour son “alliance des civilisations”, une initiative qu’il avait entreprise avec le secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan, et le premier ministre espagnol, José Luis Rodriguez Zapatero.

Bref, la diplomatie vaticane a bien fait son travail, mais son message n’a pas été bien compris par les journalistes.

Les directeurs des quotidiens ont-ils corrigé le tir? Non. Ils ont probablement estimé que dans un monde frénétique l’erreur eût été oubliée en 48 heures.

Ils se sont trompés; elle n’a pas été oubliée. Et le peuple turc est en droit de se préoccuper de comment cet incident a été perçu à travers le monde, car le geste d’Erdogan a réduit les chances de la Turquie d’accéder à l'Union européenne.

Quant aux quotidiens cités, ils ne devraient pas s’étonner si, en matière de précision, ils perdent du terrain au profit de webzines et de lettres d’informations électroniques. La profession de journaliste de la presse écrite a besoin d’un travail de restauration.

Entre-temps, les peuples d'Europe peuvent rester tranquilles que leurs choix au regard des futures relations avec la Turquie (qu’elles soient d’intégration ou, comme cela semble le cas, de “partenariat privilégié”) restent largement à faire.
Le pape ne s’est pas prononcé sur ce sujet.