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JOHN ALLEN: "QUI DIRA NON À BENOÎT XVI?"

Qui dira non à Benoît XVI?

Version originale de l'article ici: http://nationalcatholicreporter.org/word/pfw102706.htm

Parmi toutes les questions posées par la crise de Ratisbonne, il est possible que celle qui aura le plus de retentissement à long terme pour ce pontificat, au delà de considérations plus larges sur les relations entre musulmans et chrétiens, sera celle-ci:
Qui dira non à Benoît XVI?

C'est une question qui commence à s'imposer, maintenant qu'il s'agit de réparer les dégâts auprès du monde musulman, et de mettre au point l'agenda du Pape à l'occasion de son voyage en Turquie

Je rentre tout juste de deux semaines à Rome, "ayant pris la température", pour ainsi dire, du climat post-Ratisbonne.
S'exprimant "off", pratiquement tous les fonctionnaires du Vatican que j'ai rencontrés, ont développé la même analyse: la mise au point faite par Benoît, à Ratisbonne, sur la foi et la raison ayant besoin l'une de l'autre, était urgente, et c'était à la fois juste et courageux de sa part de le désigner comme le défi à relever par l'Islam aujourd'hui.
Quelques réactions extrêmistes ça et là dans le monde musulman ont entièrement confirmé ses arguments. Au bout du compte, le tumulte a mis la question sur le devant de la scène. Néanmoins, la citation par Benoît du jugement polémique de l'empereur byzantin sur Mahomet aurait pu être plus nuancée . Si cela avait été, quelques unes des violences qui en ont résulté -y compris les attaques contre des églises catholiques, et le meurtre d'une religieuse italienne en Somalie- auraient pu être évitées.

Un fonctionnaire du Vatican d'un certain âge l'a exprimé ainsi: "Il aurait simplement inséré une phrase, se contentant de dire 'Ceci ne reflète pas mon opinion personnelle' que tout aurait tourné différemment".

Tout ceci pose cette question évidente: Comment se fait-il qu'aucun de ceux qui avaient lu le discours par avance, ne l'ait pressé de faire simplement cela?

Au moins huit personnes ont lu le discours de Ratisbonne avant qu'il ne soit prononcé: le cardinal Angelo Sodano, alors secrétaire d'état, Mgr Leonardo Sandri, son substitut au secrétariat d'état, Mgr Paolo Sardi, chargé de coordonner la production des textes pontificaux, au secrétariat d'état, le Père Lombardi, porte-parole du vatican, Mgr Georg Gänswein, le secrétaire particulier du pape; et les traducteurs. J'ignore ce qu'ils ont pu dire à Benoît, mais il est évident que cela n'a rien changé à l'issue.

Ce n'est pas que Benoît soit fermé à de tels conseils. Un cas analogue, concernant son voyage en Pologne en mai 2005, permet d'en juger.

Le porte-parole du Vatican de l'époque, Joaquim Navarro-Valls, lut le texte du discours de Benoit XVI à Auschwitz la veille du 28 mai, et remarqua que le pape n'utilisait pas le terme hébreu de Shoah en référence à l'Holocauste. Craignant que cette absence ne soit considérée comme un affront, Navarro-Valls alla trouver le pape, interrompant sa prière, afin de lui suggérer d'ajouter le terme de Shoah.

D'après un fonctionnaire qui assistait à l'échange, Benoit XVI répondit positivement, demandant "Où pensez-vous que je devrais l'ajouter?". A la fin, il remercia Navarro-Valls de sa suggestion, et ajouta une phrase avec le terme Shoah dans son discours.

Je me trouvais parmi des dignitaires juifs à Auschwitz avant que Benoit XVI n'arrive, et parlais avec Jerzy Kluger, un ami juif de longue date du pape Jean-Paul II. Kluger avait entendu parler de la modification, et dit que ce serait une aide pour les partisans du dialogue avec la Chrétienté, au sein de la communauté juive,

"Cela montre qu'il met de la bonne volonté", dit Kluger.

L'ajout n'empêcha certes pas les critiques du discours à Auschwitz par ceux qui estimaient qu'il n'allait pas assez loin, mais cela a néanmoins été un geste important de sensibilité.

Cet exemple m'a conduit à penser que, si Benoit XVI avait reçu un conseil similaire d'un de ses proches avant Ratisbonne, il en aurait probablement tenu compte.

Pour être juste, Ratisbonne est tombé en pleine période de transition, ce qui limitait les possibilités pour ce type d'intervention. Le départ de Sodano avait déjà été annoncé, et son remplaçant,le Cardinal Tarcisio Bertone, n'était pas encore arrivé. Navarro-Valls avait été remplacé par Lombardi, qui commençait seulement à s'acclimater au poste.

Qui plus est, comme Benoit XVI avait écrit le discours lui-même, ce dernier n'avait pas donné lieu à la relecture minutieuse qui peut intervenir sur des textes écrits à plusieurs mains.

Au delà de ces circonstances, il y a au moins deux autres raisons qui font que c'est toujours difficile de "contrôler" le pape.

Tout d'abord, ceux qui travaillent au Saint Siège considèrent qu'ils sont au service du Pape, et donc ne sont pas naturellement inclinés à le "corriger". L'idée est plus d'entrer dans l'esprit du pape que de le changer. Deuxièmement, ce pape en particulier est tenu en si haute estime intellectuellement parlant qu'il y a un frein psychologique plus important encore à lui apporter quelque contradiction. Un fonctionnaire du Vatican en riait cette semaine et ajoutait: ce serait comme si l'empereur Joseph II disait à Mozart que sa partition comportait trop de notes.

Cependant à la fin de la journée, même (et peut-être spécialement) un pape a besoin d'un collaborateur de confiance qui ait la capacité de dire: "Vous avez tort" ou "Vous ne pouvez pas dire ceci". L'idée n'est pas d'empêcher le pape d'être lui-même, mais précisément de l'aider à atteindre ses objectifs.

Dans le cercle des intimes de Benoit XVI, quelques-uns peuvent prétendre à cette fonction: Bertone, le nouveau Secrétaire d'Etat; le cardinal Joseph Clemens, secrétaire du conseil pontifical pour les affaires laïques et ex secrétaire privé du cardinal Razinger; Gänswein, son actuel secrétaire; et celui qui succédera à Sandri en tant que substitut au secrétariat d'Etat, traditionnellement le bras droit du pape dans la conduite quotidienne des affaires de l'Eglise.

Il y a un point d'interrogation devant chacun.

Certains s'inquiètent du manque d'expérience diplomatique de Bertone, et ils se demandent s'il a la sensibilité nécessaire, celle là même qu'il aurait fallu pour prévenir les réactions post-Ratisbonne. Cependant il a l'expérience pastorale de sa formation salésienne, ainsi que ses 4 ans comme évêque de Vercelli, puis 3 ans comme archevêque de Gênes. Pendant ses années à la congrégation pour la doctrine de la foi, c'était un lieutenant loyal de Ratzinger, mais il avait aussi sa liberté de penser. Des sources disent que durant les réunions du mercredi ("Wednesday feria quarta meetings"), quand les membres principaux de la congrégation et les supérieurs revoyaient les dossiers, l'habitude était que Ratzinger fasse la présentation en premier, les autres parlaient chacun à leur tour et le secrétairer en dernier. D'habitude, disent les informateurs, Bertone défendait les thèses de Ratzinger, mais en quelques occasions, il avança avec véhémence une approche différente et Ratzinger a toujours semblé ouvert à ses vues.

Gänswein n'a pas la même relation père-fils avec Benoit XVI que le cardinal Stanislas Dziwisz avec Jean-Paul II, cependant le temps et la proximité avec le pape devraient progressivement faire de lui une figure plus influente.

Clemens maintient un lien proche avec Benoit XVI, organisant occasionnellement de sa propre initiative des dîners avec des amis de longue date et d'autres invités.

Le nouveau "substitut" reste un joker.
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Malheureusement, nous ne saurons que bien après dans quelle mesure l'une de ces personnes ou une autre s'approprie le rôle de "vérifier les angles morts" à la place du pape, étant donné que leur impact sera essentiellement mesuré par des choses qui ne seront pas arrivées. Le fait qu'il n'y a pas d'applaudissements à gagner, cependant, n'en fait pas pour autant une tâche de moindre importance, particulièrement auprès d'un pape dont l'intellect a besoin d'être tempéré par un soupçon de sensibilité à la perception du public, et aux réalités actuelles des "petites phrases" (sound-bite) de la couverture médiatique.
Durant l'un de ces déjeuners informels romains, récemment, un intime de Jean-Paul II l'a exprimé de cette façon, parlant de l'entourage immédiat de Benoît: "J'espère que quelqu'un aura le courage de lui dire 'Si vous en donnez l'ordre, je ferais immédiatement ce que vous souhaitez. Mais en conscience, je suis oubligé de vous dire que c'est une erreur.'
C'est une chose difficile à dire à son patron, et surtout à un homme considéré comme le vicaire du Christ sur la terre. L'épisode de Ratisbonne illustre cependant que, aussi souvent que nécessaire, quelqu'un devra le faire.

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