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LA CROISADE OBSCURANTISTE DU PAPE
 

Paolo Flores d'Arcais
LE MONDE | 03.04.07 |

La modernité que nous connaissons, la modernité occidentale qui mène à la démocratie, se fonde sur la notion d'autonomie de l'homme. Autos nomos, l'homme qui est loi (nomos) à lui-même (autos). L'homme est donc souverain et établit sa propre loi, au lieu de la recevoir d'en haut et de l'autre, c'est-à-dire d'un Dieu transcendant. L'homme est libre parce qu'il n'est plus obligé d'obéir à des règles qui lui sont imposées de l'extérieur (eteros nomos, hétéronomie), par des pouvoirs terrestres (papes ou rois) qui prétendent incarner la volonté divine. Ainsi, la base de la modernité est l'autonomie, tandis que son aboutissement est la souveraineté de l'autogouvernement.

La longue papauté de Karol Wojtyla a constitué une dénégation et une critique ininterrompues de cette modernité - une modernité inachevée puisque les démocraties véritables sont loin de garantir la souveraineté de leurs citoyens. Le pape polonais a accusé le siècle des Lumières d'être le laboratoire qui a engendré - du fait même de la revendication de l'homme à l'autonomie - le nihilisme moral et, par conséquent, les totalitarismes du XXe siècle et leurs assassinats de masse. Voltaire à l'origine des camps de concentration et du goulag, en somme !

Tant Jean Paul II que son successeur se sont donc appropriés la célèbre phrase de Dostoïevski : "Si Dieu n'existe pas, tout est permis." Joseph Ratzinger, qui, du reste, a été le principal idéologue de Jean Paul II, ne fait que radicaliser l'anathème lancé par celui-ci contre la modernité, en l'encadrant dans une véritable stratégie culturelle et politique. Et cette croisade obscurantiste a aujourd'hui de nouvelles chances de réussir, grâce notamment au climat de fondamentalisme chrétien qui accompagne la présidence de George W. Bush aux Etats-Unis.

A la base de cette stratégie se trouve l'idée selon laquelle, face à la crise des valeurs qui mène peu à peu le monde globalisé à sa perte, à travers des conflits incontrôlables et une méfiance des démocraties à l'égard d'elles-mêmes, "seul un Dieu peut nous sauver". Le véritable choc des civilisations voit donc d'un côté les religions dans leur ensemble, et de l'autre l'inévitable dérive nihiliste de toute société voulant se passer de Dieu et d'une "loi naturelle" qui, cependant, coïnciderait parfaitement avec la loi divine.

Le discours de Ratisbonne, qui a poussé plus d'un gouvernement islamique à déchaîner contre le pape le fanatisme des foules, était en réalité une invitation adressée aux monothéismes (y compris et surtout à l'islam) à faire front commun face à la véritable menace qui pèse sur la civilisation : l'athéisme et l'indifférence, bref une laïcité qui prétend exclure Dieu de la sphère publique et de l'élaboration des lois.

Naturellement, Joseph Ratzinger ne place pas toutes les religions monothéistes sur le même plan. Il réserve la primauté à la religion chrétienne dans sa version "catholique apostolique romaine", qui lui viendrait de sa capacité - que seul le catholicisme détient de façon complète - à être une religion non seulement de la foi mais aussi du logos. C'est-à-dire une religion capable non seulement d'assumer la révélation divine, mais aussi d'avérer en soi la raison humaine et sa tradition, de Socrate à nos jours. Une religion des vraies lumières, de la raison "correctement entendue".

Ainsi, si la doctrine de l'Eglise de Rome et de son souverain pontife constitue une vérité qui n'est pas seulement de foi mais aussi de raison, les parlements et les gouvernements ne devraient donc pas promulguer de lois en conflit avec cette doctrine, car elles seraient en violation avec la "nature humaine", avec cet animal rationnel qu'est et doit être l'homme. Et comme, nous le savons, sont contre nature selon l'Eglise catholique l'avortement, la contraception (préservatif compris), le divorce, la recherche scientifique sur les cellules souches, l'homosexualité et, bien sûr, l'euthanasie ou la décision d'un malade en phase terminale, soumis à d'indicibles souffrances, de ne pas prolonger sa torture.

Dans tous ces domaines, qui vont en s'élargissant avec les progrès de la science, Joseph Ratzinger continue de répéter qu'un parlement et un gouvernement qui approuveraient des lois "contre nature" deviendraient ipso facto illégitimes, même s'ils ont été élus selon les règles de la démocratie constitutionnelle. C'est la même position que Karol Wojtyla avait déjà soutenue devant le Parlement polonais (le premier élu démocratiquement après un demi-siècle !), allant jusqu'à définir l'avortement comme "le génocide de notre époque". Prononcées dans le contexte polonais, des paroles de ce genre établissent une effroyable équation entre Holocauste et avortement, entre une femme qui avorte et un SS qui jette un enfant juif dans un four crématoire.

Ces mots - hélas - ont été pardonnés à Karol Wojtyla, même de la part du monde laïc, en raison de son "pacifisme". Joseph Ratzinger, de son côté, a entamé une nouvelle phase. Il est convaincu que la crise des démocraties offre à l'Eglise de nouveaux espaces d'influence inespérés, auprès de la classe politique comme de l'opinion publique. Sa stratégie est explicite, y compris en termes de temps et de lieux. L'Italie, considéré comme le maillon faible, est le pays où l'on doit commencer par expérimenter cette véritable "reconquête" pour passer ensuite à l'Espagne, sans perdre l'espoir d'une future action en Allemagne. La France, dans son état actuel, apparaît encore trop ancrée dans sa laïcité républicaine pour qu'une croisade culturelle et politique obscurantiste puisse être envisagée.

Le coeur d'une telle stratégie, c'est-à-dire le front commun des religions contre les lumières de l'homme autonome, est voué à l'échec. Toute religion prétend être "plus vraie" que les autres. Le conflit qui a suivi le discours de Ratisbonne ne restera pas isolé.

Mais les dégâts que cette nouvelle sainte alliance entre catholiques et islamistes (et d'une partie croissante du judaïsme, en plus des protestantismes d'Amérique du Nord et d'Amérique du Sud) provoque dans sa pars destruens contre la démocratie sont déjà considérables. En Italie, alors que 70 % de la population s'est déclarée en faveur de l'euthanasie, l'Eglise est parvenue à bloquer une loi incroyablement modérée sur les couples de fait. Une gigantesque manifestation cléricale de masse, avec la bénédiction de la conférence épiscopale italienne, est prévue le 12 mai.

Comme en écho, la conférence épiscopale espagnole annonce une nouvelle offensive. De son côté, le monde laïc se tait, par inattention ou opportunisme. Et pendant ce temps, l'attaque contre la science darwinienne s'étend, de la Maison Blanche à la cathédrale de Vienne.


 

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Paolo Florès d'Arcais contre Benoît XVI