|
|
|
|
|
|
DISCOURS AUX ÉVÊQUES SUISSES (TRADUCTION J. SMITS) |
|
|
Benoît XVI aux évêques suisses : Moralité et antimoralité
Le 9 novembre, le Pape recevait les évêques suisses ad limina. Il prononça à cette occasion un discours improvisé pour lequel il présenta ses excuses avec beaucoup de délicatesse, invoquant sa lourde charge de travail : « Je me présente devant vous avec cette pauvreté, mais peut-être le fait d’être pauvre dans tous les sens du mot convient-il aussi à un Pape à ce moment de l’histoire de l’Eglise. » Parce qu’il n’a pas été traduit ni vraiment évoqué en français je vous propose ici ma tentative de traduction de l’intégralité de sa seconde partie qui concerne au fond la culture de vie et la culture de mort : une traduction non officielle et que je ne garantis pas absolument, mais le texte m’a semblé trop important pour le laisser « dormir ». Le texte a été traduit en espagnol, et en italien sur le site du Vatican et en anglais sur http://www.chiesa.espressonline.it. On notera que la conclusion, qui appelle à une lecture « plus large » (plus approfondie, ai-je traduit) et « nouvelle » du Décalogue avec le Christ et avec l’Eglise devient une lecture « progressive », voire un appel à une « interprétation nouvelle et progressive en ce temps » !
J‘ai souvent entendu dire que les gens d’aujourd’hui ont une nostalgie de Dieu, de la spiritualité, de la religion, et que l’Eglise elle aussi recommence à être considérée comme une interlocutrice possible (il fut un temps où l’on ne cherchait cela que dans les autres religions). Une certitude grandit à nouveau : l’Eglise est une grande porteuse d’espérance spirituelle, elle est comme un arbre où les oiseaux peuvent construire leurs nids, même s’ils veulent s’envoler plus tard…
Mais ce qui se révèle très difficile à accepter pour les gens, c’est la moralité proclamée par l’Eglise.
J’ai réfléchi à cela – j’y réfléchissais déjà depuis quelque temps – et je vois de plus en plus clairement que tout se passe comme si, en notre temps, la moralité avait été scindée en deux parties. La société moderne n’est pas purement et simplement sans moralité, mais elle a, en quelque sorte, « découvert », et elle revendique une partie de la moralité qui, dans sa proclamation par l’Eglise pendant des dernières décades et même au-delà, n’a peut-être pas été suffisamment présentée. Ce sont les grands thèmes de la paix, de la non-violence, de la justice pour tous, de la sollicitude à l’égard des pauvres et du respect de la Création. Tout cela est rassemblé dans un ensemble éthique qui, y compris en tant que force politique, a un grand pouvoir, et constitue pour beaucoup un substitut ou un héritage de la religion. Au lieu de la religion, considérée comme une métaphysique ou une chose de l’au-delà – voire comme une affaire individualiste – les grands thèmes moraux font leur entrée comme l’essentiel capable de conférer à l’homme sa dignité et à forcer son engagement. Cet aspect de la moralité existe, et elle fascine les jeunes qui s’engagent en faveur de la paix, pour la non-violence, pour la justice, pour la Création. Ce sont en vérité de grands thèmes moraux, qui appartiennent du reste à la tradition de l’Eglise elle-même. Les moyens proposés pour leur solution sont bien souvent très univoques, pas toujours crédibles, mais nous n’allons pas nous étendre là-dessus maintenant. Les grands thèmes sont présents.
L’autre partie de la morale – et il n’est pas rare qu’elle soit considérée de façon assez controversée par la politique – concerne la vie. En fait partie l’engagement pour la vie, depuis la conception jusqu’à la mort, c’est-à-dire la défense de la vie face à l’avortement, l’euthanasie, les manipulations et l’autolégitimation de l’homme qui s’autorise à disposer de la vie. On essaie souvent de justifier ces interventions dans le but apparemment élevé de pouvoir être ainsi utile aux générations futures, et ainsi paraît moralement justifié le fait de prendre même la vie de l’homme entre ses mains afin de la manipuler.
Mais d’un autre côté existe aussi la certitude que la vie humaine est un don qui exige notre amour et notre respect du premier au dernier instant, y compris pour ceux qui souffrent, les handicapés, et les faibles. C’est dans ce contexte que se situe aussi la morale du mariage et de la famille. Le mariage est, pour ainsi dire, de plus en plus marginalisé. Nous connaissons l’exemple de certains pays, où l’on a fait une modification législative aux termes de laquelle le mariage n’est plus défini comme un lien entre un homme et une femme, mais comme un lien entre personnes ; ainsi, de façon très évidente, est détruit le concept même et la société, depuis ses racines mêmes, devient quelque chose de totalement différent. La certitude que la sensualité, l’éros et le mariage comme union entre un homme et une femme vont ensemble – « Et les deux seront une seule chair », dit la Genèse – cette certitude s’atténue toujours davantage ; tous les genres de liens semblent absolument normaux – tout cela présenté comme une sorte de moralité de la non-discrimination et une forme de liberté qui est due à l’homme. Ainsi, naturellement, l’indissolubilité du mariage est devenue une idée quasi utopique que l’on voit contredite par beaucoup de personnes dans la vie publique. Et ainsi, progressivement, c’est la famille elle-même qui se défait. Certes, le problème de la diminution impressionnante du taux de natalité comporte des explications multiples, mais assurément un rôle décisif est joué par le fait que l’on veut avoir la vie pour soi-même, que l’on a peu confiance en l’avenir et que, en outre, on tient comme quasi irréalisable la famille comme communauté durable, dans laquelle la génération future pourrait grandir.
Dans ces contextes, donc, notre annonce se heurte à une certitude contraire de la société, pour ainsi dire, à une espèce d’antimoralité qui s’appuie sur une conception de la liberté vue comme la faculté de choisir de façon autonome, sans orientation prédéfinie ; comme une non-discrimination ; et donc comme l’approbation de toutes sortes de possibilités, qui se détermine éthiquement correct de manière autonome.
Mais l’autre certitude n’a pas disparu. Elle existe, et je pense que nous devons nous efforcer de recoller ces deux parties de la moralité et rendre évident le fait qu’elles vont inséparablement unies. C’est seulement si l’on respecte la vie humaine de la conception jusqu’à la mort, qu’est possible et crédible une éthique de la paix ; c’est alors seulement que la non-violence peut s’exprimer dans toutes les directions, c’est alors seulement que nous pouvons véritablement accueillir la création et que nous pouvons atteindre la vraie justice. Je pense que nous nous trouvons ici face à une grande tâche : d’une part, ne pas faire apparaître le christianisme comme un simple moralisme, mais comme le don au sein duquel nous est donné l’amour qui nous soutient et qui nous donne la force nécessaire pour savoir « perdre sa propre vie » ; de l’autre, dans ce contexte d’amour donné, de progresser vers la concrétisation – sur les fondations qu’offre toujours le Décalogue qu’avec le Christ et avec l’Eglise, nous devons lire en ce temps d’une manière approfondie et nouvelle.
Retour:
|
|