Lustiger par Pigozzi

Paris-Match 


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Un entretien avec Caroline Pigozzi (n° du 1er juin 2006)

Cardinal Jean-Marie LUSTIGER: "La mémoire des drames ou des massacres doit servir d'enseignement et nous permettre d'identifier le Mal et la Racine du Mal

Dimanche dernier, ce n'est pas le prince de l'Eglise ni l'académicien en habit vert qui est venu se reccueillir en silence, mais un témoin bouleversé.
Aaron Jean-Marie Lustiger a passé son enfance à Montmartre, où ses parents juifs polonais naturalisés français tenaient un magasin de bonneterie.
Converti au catholicisme à 14 ans, archevêque de Paris de 1981 à 2005, il vient de rentrer de ce lieu de souffrance où périt sa mère en février 1943, et où aujourd'hui un pape allemand, son ami, est allé prier.
Depuis longtemps les cordes vocales du cardinal le trahissent. Mais à mesure qu'il se laisse entraîner par l'émotion, l'inlassable défenseur du dialogue judéo-chrétien retrouve sa voix. Symbole de la réconciliation en marche, il est porté par la force intérieure qui fait de ce charismatique prélat un homme de combat et de compassion à la fois. A l'aube de ses 80 ans, il ne baisse pas les bras. Au sein du Collège des cardinaux, Benoît XVI a trouvé en lui le soutien le plus efficace et le plus emblématique de cette démarche auprès du peuple juif que Jean-Paul II avait déjà largement entamée. Jean-Marie Lustiger disait, au lendemain de l'attentat de la rue Copernic: « Je suis juif et le resterai, n'en déplaise à certains.» Le douloureux pèlerinage à Auschwitz est pour lui l'occasion de tirer, au nom de la foi, une leçon chrétienne du passé.


Paris Match.
Le camp de la mort nazi d'Auschwitz-Birkenau lieu de recueillement d'un souverain pontife allemand, n'est-ce pas dérangeant?

Cardinal Jean-Marie Lustiger.
Dérangeant serait le retour d'un bourreau allemand à Auschwitz-Birkenau, où il aurait contribué à anéantir 1 million de Juifs. C'est pousser loin la polarisation des mémoires. En tout cas, ceux qui ont choisi le cardinal Ratzinger pour succéder à Jean-Paul II ne l'ont pas élu parce qu'allemand. Qu'il soit allemand n'a joué ni pour, ni contre sa désignation. Chacun des cardinaux électeurs avait, sous le regard de Dieu, le devoir de choisir celui qu'il jugeait le plus capable de porter le fardeau. L'Eglise du Christ n'est la propriété d'aucune nation. Bien qu'il existe un conflit permanent entre le sacerdoce et l'empire... quels que soient les époques et les régimes politiques. L'Eglise catholique a été durement éprouvée par cette lutte séculaire. Elle a su, avec plus ou moins de bonheur au cours de l'Histoire, trouver des solutions originales. Sa position de principe est aujourd'hui clairement formulée: liberté de l'Eglise, liberté religieuse, liberté de conscience, autant de formes corrélatives d'un droit fondamental au respect de toute personne humaine.


P .M.
Certains ne pouvaient-ils pas y voir de la provocation?

Cardinal J.-M.L.
Tout se mêle: peuple allemand et nazisme; les Juifs et leurs citoyennetés; l'antisémitisme et le dessein nazi d'anéantissement des Juifs; l'Eglise et les Juifs; le Pape né bavarois, sa nation et sa mission... Que signifie devenir le successeur de Simon Pierre, l'apôtre juif de Jésus-Christ, juif ? La situation paradoxale de Benoît XVI lui fait porter à la fois toutes les contradictions et les violences du passé et du présent. Son amour de la vérité, son amitié pour le peuple juif enracinée dans la foi font sa force face à cette rencontre imprévisible, il y a un peu plus d'un an.


P .M.
Vous, seul cardinal dont la mère est morte en déportation à Auschwitz en 1943, comment réagissez-vous?

Cardinal J.-M.L.
Je connais Joseph Ratzinger depuis 1953. A quel titre le considérerait-on comme responsable ou même complice du crime et des bourreaux? Suffit-il qu'il soit né allemand? Bien des Français et des Allemands se jugeaient de la sorte il y a plus d'un demi-siècle. Bien des guerres naissent de cette caricature qui nourrit les nationalismes et leurs violences, l'implacable rigidité des idéologies, non seulement nazies mais aussi, aujourd'hui, gravement raciales. Tout cela devrait être maintenant largement dépassé. A Auschwitz, il y avait aussi des Juifs qui considéraient l'Allemagne comme leur patrie. Il y avait - et il y a encore - des Juifs patriotes français. Ainsi, les Juifs d'Europe qui n'avaient pas fui vers les Nouveaux Mondes ont en grand nombre succombé aux persécutions. En fait, la nationalité n'a pas joué un rôle déterminant. Ce qui a compté, c'est l'idéologie totalitaire nazie puis soviétique. Pour l'Occident et la conscience allemande, une terrible interrogation : comment une telle idéologie a-t-elle pu s'imposer à des esprits réputés "civilisés" et conduire à de tels crimes? Il ne suffisait pas d'être allemand pour devenir nazi, ni de naître français pour être démocrate...


P.M.
Le cardinal Ratzinger a-t-il souffert qu'on le traite de "Panzerkardinal" ?

Cardinal J. M.L
C'est un costume qu'on lui a taillé, à tort. On l'a caricaturé en raison de la mission que le pape Jean-Paul II lui avait confiée. Comme responsable de la Congrégation pour la doctrine de la foi, sa tâche la plus visible était celle de "correcteur de copies". Et, en général, on lui soumettait les mauvaises copies plutôt que les bonnes. Homme de vaste culture, d'une intelligence à la fois sensible et profonde, son respect bienveillant de son interlocuteur, fût-il un contradicteur, est proverbial. Au sein de sa génération, il appartient au très petit nombre non seulement des érudits mais aussi des grands penseurs de la théologie chrétienne et catholique. Je ne sais si ce surnom de "Panzerkardinal" lui a été donné par des Français ou des Allemands; c'est en tout cas, à mon avis, ne pas le connaître, et ça correspond à une idée tout à fait absurde. Les évêques du monde entier l'ont rencontré tous les cinq ans au cours de ce quart de siècle. La conversation se déroulait généralement de façon vivante, cordiale et utile. Jamais il ne faisait la leçon à ses interlocuteurs. Très clair et précis dans ses explications, il savait et osait dire, quand il le pensait, qu'il ne voyait pas encore de solution. Nous n'avions guère l'impression d'être face à un "Panzerkardinal"... Cependant, bien qu'il ne m'en ait jamais fait la confidence, je crois qu'il regrettait surtout de ne pas pouvoir poursuivre véritablement son oeuvre de théologien, puisqu'une grande part de son temps était consacrée à sa mission, que je vous ai décrite en la caricaturant à mon tour, de "correcteur de copies". Il ne faut pas pour autant oublier que le cardinal Ratzinger a fait vivre, au titre de sa mission, une institution conçue au moment du concile: la Commission théologique internationale, à laquelle il a associé des théologiens du monde entier. P M. Vous êtes allé à plusieurs reprises à Auschwitz? [Le cardinal s'arrête de parler et reprend son souffle.]

Cardinal J.-M.L.
J'y suis allé plusieurs fois, toujours par devoir. Par devoir moral et spirituel. Qui pourrait se complaire dans ces lieux non des morts mais du plus grand crime des temps modernes? Puissent ceux qui y vont avec un encadrement averti, là, je pense aux scolaires et aux étudiants, prendre à leur tour la mesure de l'horreur dans laquelle des êtres humains ont précipité d'autres êtres humains. Sans autre motif qu'ils étaient juifs, porteurs du message biblique. Qu'ils apprennent à découvrir en euxmêmes les signes de leur complicité au Mal. Qu'ils découvrent la beauté et la joie du Bien.


PM.
Les Polonais n'ont peut-être pas tous votre esprit de compassion...

Cardinal J.-M.L.
La foi chrétienne, la simple humanité nous demandent de dépasser, de surpasser les sentiments de haine ou de rejet à l'égard d'une nationalité - l'Allemagne dans ce cas précis -, d'une ethnie ou d'un groupe social sans autre motif que leur identité, et cela quels que soient les actes commis par les générations précédentes. Comment, de nos jours, l'Europe et le monde pourraient-ils se priver de la culture allemande, pensant à ce qu'elle a produit au fil des siècles ? L'espèce humaine est-elle condamnée à s'entredévorer? Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, on pouvait alors toujours se dire : "Ces Allemands que je rencontre, que faisaient-ils il y a dix, quinze, vingt ans, de quel côté étaient-ils ?" Ce soupçon est le signe du drame d'une génération, celle des victimes et de leurs contemporains Mais il ne suffit pas de se demander si l'idéologie hitlérienne a été spécifiquement allemande. Quelles leçons tirer du marxisme-léninisme et du stalinisme ? Les hommes ne se sont-ils pas rendus coupables de beaucoup de crimes au cours des siècles ?'La mémoire des conflits, des drames ou des massacres doit nous servir d'enseignement et nous permettre d'en tirer des leçons afin d'identifier le Mal et la racine du Mal. Pour ne plus jamais y replonger ni céder à ses démons, pour démontrer la nécessité vitale de choisir le Bien. Voilà le premier trésor d'humanité à transmettre aux générations suivantes.


P M.
L'Eglise polonaise continue-t-elle de peser de tout son poids sur la vie publique ?

Cardinal J.-M.L.
Comme dans tous les anciens pays de l'Empire soviétique, en Pologne les catholiques ont été soumis au rouleau compresseur communiste et athée. Ils y ont résisté en arrivant à rassembler toutes les bonnes volontés, catholiques, non catholiques ou non croyantes. Mais cela est déjà du passé, même s'il faut se souvenir de Solidarnosc, période très significative de cette situation. Actuellement, leur Eglise, qui a subi le terrible choc de l'occupation allemande et de la guerre, celui du communisme et de son oppression, s'en tire plutôt honorablement dans ce considérable changement qui entraîne la Pologne à s'intégrer dans notre civilisation marchande et de communication. Un pari et une mutation difficiles à la lumière desquels il faut sans doute comprendre le résultat des dernières élections. Pour le moment, l'inquiétude de beaucoup se porte sur les jeunes qui sortent des études, et souvent de l'université, sans pour autant trouver d'emploi. Alors, ils émigrent. L'Irlande semble en accueillir un certain nombre. Reviendront-ils ? Que peut faire une nation privée de ses élites? Le pèlerinage que vient d'accomplir Benoît XVI n'est pas seulement significatif de l'accueil du nouveau pape par la patrie de JeanPaul II. Il a aussi permis que, dans cette nouvelle situation, les catholiques polonais se révèlent à eux-mêmes et aux autres nations. Il faudrait pour cela recueillir les témoignages significatifs du rapport profond entre les Polonais et l'Eglise catholique. Les tensions existent. Elles sont l'expression du travail intérieur de la conscience chrétienne dans le grand bouleversement de la liberté si longtemps désirée. Le diagnostic me semble devoir être optimiste.


P M.
Etes-vous heureux d'avoir accompagné Sa Sainteté Benoît XVI en Pologne?

Cardinal J: M.L
Oui, car j'ai eu le sentiment d'être témoin d'un événement décisif de la vie de l'Eglise. Etonnante Pologne ! En dépit de ses péchés et de ses faiblesses, elle retombe sur ses pieds. Je n'étais présent que le dimanche. Le matin, à Cracovie, dans la grande prairie, la foule immense, rassemblée pour la messe que présidait Benoît XVI, donnait l'impression de prier autrement que lorsque Jean-Paul II, dans le même lieu, la célébrait. Ciel gris? Nostalgie? Non. Benoît XVI ouvrait, à ce peuple que Jean-Paul II avait évangélisé, le progrès d'une nouvelle intériorité silencieuse. La grâce que Dieu accorde à Benoît XVI arrive à temps pour ceux à qui il est envoyé.

L'arc-en ciel

A Auschwitz, l'après-midi, autre événement fortuit qui a frappé tous les gens présents, en particulier ceux qui sont familiers avec la Bible pendant qu'un chantre juif chantait la terrible épreuve en psalmodiant les noms des camps d'extermination où furent assassinés le plus grand nombre des Juifs d'Europe, un arc-en-ciel apparut. Le livre de la Genèse nous dit qu'après avoir tout détruit par le déluge à cause des péchés des hommes et avoir sauvé Noé, le juste, et les siens Dieu posa ce signe d'alliance dans le ciel en jurant que, désormais, il ne détruirait plus la terre, appelant les hommes à respecter la loi de leur conscience.

Benoît XVI a voulu montrer la continuité de son action avec celle de son prédécesseur. Karol Wojtyla et Joseph Ratzinger étaient amis, le second a été le compagnon, l'aide attentif et fidèle du premier. Les croyants sauront reconnaître dans ces événements sans précédent de la vie de l'Eglise la conduite de l'Esprit.