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LE GÉNIE THÉOLOGIQUE DE JOSEPH RATZINGER

Le génial théologien redécouvert

Entretien du Père Vincent Twomey avec Carl Olson d’Ignatius Insight.

II : Ignatius Insight
VT : Vincent Twomey
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II : Quand et comment avez-vous rencontré J. Ratzinger pour la première fois ?

V. T. Ma première rencontre avec Joseph Ratzinger eut lieu tôt dans la nouvelle année 1971. Je lui avais demandé d’être mon superviseur de doctorat et il me reçut en entretien. Je vis un homme sans prétention, qui avait des yeux perçants, un gentil sourire et pas la moindre trace de morgue d’un Herr Professor.

II Quelles furent certaines des influences théologiques essentielles qui s’exercèrent sur J. Ratzinger ?

VT. La situation de l’Église dans l’immédiat après-guerre joua un rôle considérable sur notre théologien en herbe. L’Église triomphait après les persécutions hitlériennes. On avait le sentiment d’un nouveau commencement, et surtout en théologie où l’on avait abandonné la néo-scolastique de la première moitié du siècle au profit d’une recherche plus originale.
De jeunes théologiens, tel Henri de Lubac qui eut une grande influence sur Ratzinger, se tournèrent vers les Pères de l’Église en quête d’inspiration et la trouvèrent. Le théologien munichois Gottlieb Soehngen dirigea la thèse de doctorat de Ratzinger sur l’ecclésiologie d’Augustin et sa thèse de post doctorat sur la théologie de l’Histoire de Bonaventure. Augustin et Bonaventure sont deux penseurs importants dont on ne peut sous-estimer l’influence sur Ratzinger. Il subit aussi le charme du Cardinal Newman, grâce à son préfet des études, Alfred Laepple, qui, à cette époque, écrivait sa thèse sur la compréhension de la conscience selon Newman et introduisit ses étudiants aux œuvres de cet homme qui est peut-être le plus grand théologien de 19e siècle. Newman lui même avait baigné dans la patristique. Mais en fin de compte, c’est l’Écriture qui a formé le courant fondamental de la théologie de Joseph Ratzinger. Il a dit un jour qu’au fond, sa théologie était une forme d’exégèse. On doit mentionner ici son amitié pour le grand exégète allemand Heinrich Schlier. À l’extrême attention que Schlier portait à la précision des termes de l’Écriture fait écho l’exégèse réfléchie de Ratzinger. Le philosophe catholique allemand le plus important, Josef Pieper, exerça aussi une grande influence sur Ratzinger, de même que Endre von Ivanka pour ce qui regarde la philosophie de l’Église primitive.

II Qu’est-ce qui l’a attiré chez Augustin et comment les études qu’il fit, tout jeune encore, sur ce grand docteur de l’Église ont-elles marqué sa manière d’aborder les controverses actuelles ?

VT. Ratzinger trouvait les théologiens scolastiques trop abstraits. Augustin qui fut un homme passionné et voua toute sa vie à la recherche de la vérité et à son expression le séduisit. Pour la néo-scolastique, tout trouvait place dans le « système ». Mais Ratzinger sentait instinctivement que la vérité déborde tout système, qu’il faut la redécouvrir dans toute sa fraîcheur d’une génération à l’autre.

Augustin fut plus qu’un critique certes, mais il fut un critique remarquable qui n’avait pas peur des attaques contre la foi, qu’elles vinssent de l’intérieur même de l’Eglise ou de l’extérieur. Confiant dans la vérité révélée dans le Christ, il trouva le courage de répondre à ceux qui niaient la vérité ou la mettaient en doute. Ratzinger montre un courage semblable. Il ne craint pas de relever les défis les plus difficiles : il sait qu’en essayant d’y répondre, on découvre la vérité dans toute sa grandeur et son attrait. Plus concrètement, les études que Ratzinger a faites sur l’écclésiologie d’Augustin ont modelé sa propre compréhension de l’Église – y compris le rôle de l’Eucharistie au cœur de l’Église – et sa mission. Elles l’ont aussi préparées pour ce qu’il allait étudier plus tard, sa théologie de la vie politique, puisque l’ecclésiologie d’Augustin clarifie les relations entre l’Église et l’État, entre la religion civile et la foi.

II : Qu’est-ce que la méthode théologique de Ratzinger a de particulier, voire de surprenant ? En quoi se démarque-t-il des théologiens célèbres des années 1960, par exemple Hans Küng et Karl Rahner ?

VT. : Ce que la méthode théologique de Ratzinger a de singulier, c’est d’abord son originalité et sa fécondité. Malgré toutes les influences que j’ai évoquées, Ratzinger a gardé ses distances et donc son indépendance en tant que penseur, même par rapport aux grands théologiens qu’il a étudiés.

Sa méthode consiste à prendre ce qui se passe actuellement dans la société et dans la culture, puis à écouter les solutions proposées par ses collègues théologiens ; il revient ensuite à l’examen critique de l’Écriture et de la Tradition afin d’y trouver des indices menant à la solution. Il ne se contente pas d’analyser un thème : il dissèque le problème et tente une réponse systématique en replaçant le sujet dans l’ensemble de la théologie. Contrairement à Küng qui suit toujours la dernière mode, Ratzinger ne se soucie pas d’être à la page. Et contrairement à Rahner qui a écrit toute une théologie systématique, l’œuvre théologique de Ratzinger est fragmentaire : elle comprend des intuitions brillantes sur presque toutes les matières de la théologie, mais ne propose pas de système fixe.

Ratzinger se sert des meilleures trouvailles de la théologie universitaire, mais il va au-delà pour créer quelque chose de neuf et d’inédit. C’est un penseur original dont les écrits divers sur une foule de sujets sont féconds. Ce sont autant de semences que d’autres pourront développer. Enfin, contrairement à Küng et surtout à Rahner, Ratzinger écrit avec clarté et, par moments, une beauté littéraire qui ne laisse pas d’impressionner.

II : Dans l’introduction de votre livre « Pope Benedict XVI, the Conscience of our Age, a theological portrait », vous dites : « J’étais désarçonné de voir en avril 2005, le visage familier de mon ancien professeur partout sur des centaines d’affiches ». Comment son élection à la papauté a-t-elle mis en lumière des aspects peu connus de Benoît XVI et de sa vision théologique ?

VT. Avant son élection, il faut reconnaître que peu de théologiens ou autres s’intéressaient à ses écrits. On l’avait bel et bien mis sur la touche. De plus, à cause de sa fonction de Préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, on avait de lui une image très négative. C’était le Grand Inquisiteur ou bien le Dr Non. Les théologiens sont aussi sensibles aux médias que n’importe qui, dirait-on. Bien peu de gens savaient que, même durant sa préfecture, il avait continué à publier en tant que théologien « ordinaire ». Pour beaucoup, ce fut une grande surprise de le voir, dans ses homélies et ses entretiens depuis son élection, traiter autant de la joie, cette joie que Dieu veut donner au monde par l’Église. Aujourd’hui, beaucoup lisent Ratzinger pour la première fois et sont souvent comblés. Les médias avaient présenté un Ratzinger sévère, lorsqu’il annonçait quelque décision désagréable de la Congrégation. Depuis son élection, le monde entier est sous le charme de son visage souriant. C’est tout dire.

II : Quels sont, selon vous, les aspects de la personnalité et de la pensée de Benoît XVI ? D’où viennent les malentendus ?

VT. : D’une manière générale, on a déconsidéré Ratzinger sous prétexte qu’il était conservateur, et même réactionnaire, d’abord parce que peu de gens s’étaient donné la peine de le lire, mais aussi en raison de sa tâche de Préfet, tâche qui consistait à établir les limites de l’enquête théologique et à remettre dans le rang certains théologiens. Le fameux dialogue qu’il eut avec Habermas à Munich en 2004 fut, pour les intellectuels catholiques, une énorme surprise. Ces intellectuels ne savaient pas à quel point Ratzinger était ouvert à l’héritage des Lumières. En revanche, cela n’étonna pas les penseurs laïques qui avaient appris à traiter Ratzinger avec respect. L’Académie française l’a jugé digne de succéder à André Sakharov, physicien atomiste dissident durant la tyrannie de l’Union soviétique. Elle reconnaissait ainsi en Joseph Ratzinger un penseur courageux qui fut et reste un grand dissident sous la « dictature du relativisme », laquelle a étendu son emprise sur l’Europe et l’Amérique au cours de ce dernier demi-siècle.

II : Surtout quand il était responsable de la CDF, les médias nous ont fait de Joseph Ratzinger le portrait d’un homme rigide, austère, ultraconservateur et fermé au dialogue avec ceux qu’il désapprouvait. Cette description est-elle loin de la réalité ? Pourquoi, entre autres, croit-on toujours que Benoît est fermé au dialogue œcuménique et interreligieux, malgré les textes nombreux rédigés au fil des ans et qui, de toute évidence, manifestent le contraire ?

VT. : Comme je l’ai déjà dit, décrire Ratzinger comme quelqu’un de rigide, d’austère et tout ce qui s’ensuit ne correspond pas du tout à la réalité. Comme je le fais remarquer dans mon livre, sa capacité d’encourager de véritables discussions ouvertes et son esprit pince sans rire comme son humour délicieux, voilà ce qui caractérisait Ratzinger comme professeur. Il apprécie les bonnes plaisanteries et les histoires humoristiques. Il s’est engagé dans le dialogue oecuménique toute sa vie. Son intérêt critique pour les religions non-chrétiennes remonte à ses premiers écrits, lorsqu’il était encore un jeune théologien. Le document Domine Iesus, sur l’unité du Christ et de son Église, la relation de l’Église avec les autres dénominations chrétiennes et les religions non chrétiennes, ainsi que la récente conférence de Ratisbonne sont peut-être à l’origine de l’idée selon laquelle Benoît serait opposé au dialogue interreligieux. On découvre quelle est sa position réelle, positive et cependant critique, dans son livre « Vérité et Tolérance ».

II : Votre livre était déjà en cours de réalisation quand Benoît a fait la désormais fameuse conférence de Ratisbonne qui a suscité tant de fureur dans le monde. Quelle a été votre réaction à cette même conférence ?
Des Catholiques ont dit que Benoît a manqué de diplomatie, qu’il ne se rendait même pas compte qu’il était pape désormais et non plus professeur et qu’il ne comprenait pas bien la pensée et la théologie islamiques. Que pensez-vous de ces critiques ?
VT. : Moi, j’ai eu une réaction positive. En effet, la ligne de force de cette conférence était la critique des penseurs européens qui avaient écarté Dieu : ils ne se servent que d’une partie de la raison qui exclut le Transcendant, et appauvrissent ainsi beaucoup la société. De ce fait, l’Europe est très mal préparée à entamer le dialogue avec l’Islam. Cette conférence devant un parterre d’universitaires et de savants a reçu un accueil triomphal : le public s’est levé pour l’applaudir. Il est bon de le rappeler. C’est étonnant, mais le discours de Ratisbonne a fait naître un dialogue authentique entre des érudits chrétiens et musulmans - maintenant que l’atmosphère a été assainie -, de même que semble s’être amorcé un dialogue entre les penseurs laïcs et chrétiens (ces derniers étaient l’objet principal de son discours). Le voyage du Pape en Turquie, et particulièrement sa visite à la Mosquée bleue, devraient avoir mis un point final aux doutes qu’on pouvait avoir sur son attitude envers l’Islam.

II. : Dans votre livre, vous consacrez trois chapitres sur sept à la conscience et à la place vitale qu’occupe ce sujet dans l’œuvre théologique de Ratzinger. D’où vient son intérêt théologique pour la conscience ? Pourquoi occupe-t-elle une place si essentielle dans ce qu’il a écrit au cours de plusieurs décennies ?

VT. : En arrière plan, Ratzinger rejette toute forme de système fixe de pensée ou d’idéologie (fût-elle de nature théologique, « orthodoxe » ou libérale) pour lui préférer une intuition sur la nature extrêmement personnelle de la vérité. Je l’ai dit, jeune étudiant en théologie, il a lu Newman. Ce remarquable penseur moderne avait mené, dans une époque de scepticisme grandissant, une réflexion profonde sur la nature et la centralité de la conscience comme connaissance de la vérité.

L’étude que Ratzinger fit d’Augustin, grand explorateur de l’âme humaine et de sa relation avec Dieu, l’avait éveillé à l’aspect subjectif que suppose la saisie d’une vérité objective. Augustin également avait dû surmonter le scepticisme de son époque où l’on niait qu’il fût possible de connaître la vérité. D’une façon générale, on se sert du mot « conscience » aujourd’hui pour justifier la subjectivité sur quoi repose le relativisme, et pas seulement en matière de morale…C’est dans l’air du temps. Et Ratzinger, très sensible à tous les courants de la pensée contemporaine, est bien obligé de réfléchir à cette question de la conscience et c’est donc ce qu’il a fait en bonne logique. Enfin, à l’occasion, Ratzinger a critiqué radicalement une notion fausse de la conscience qui a pénétré profondément la théologie morale catholique.

II. : Selon des rumeurs qui circulent depuis plusieurs mois, Benoît pourrait rendre effectifs des changements liturgiques et, à ce sujet, vous écrivez que Ratzinger sait que « la restauration doit nécessairement être novatrice, ancrée dans la théologie, et toucher non pas aux points accessoires, mais essentiels ». Puisque vous connaissez le Saint Père et ses écrits, pourriez-vous nous dire comment il procéderait pour restaurer la beauté et le respect qui, pour bien des Catholiques, ont été largement perdus ces quatre dernières décennies ?

VT. : Le pape enseignera d’abord par des actes. Soit dit en passant, il célèbre la liturgie. S’il donne le motu proprio au sujet de la messe tridentine, ce ne sera pas pour tenter de la restaurer mais pour bien marquer la continuité entre ce rite et le rite actuel. Ce sera aussi dans l’espoir que ce rite merveilleusement riche instruise les nouvelles générations, tout comme les rites orthodoxes orientaux enseignent quelque chose à de nombreux liturgistes de nos jours. La liturgie doit croître de façon organique ; il lui faut du temps pour mûrir et c’est graduellement qu’on la modifie. (La grande erreur commise avec la nouvelle liturgie, à mon avis, fut la manière dont on l’imposa brusquement d’en haut). Selon l’instruction post-synodale sur l’eucharistie, le pape a demandé à la Congrégation pertinente d’examiner certains changements. La liturgie, ce sont de grandes et belles choses qui se déroulent sous le couvert de mots simples et de petits gestes. Chaque mot et chaque rituel sont significatifs. N’importe quelle modification affecte l’ensemble.

II. : À votre avis, quelle est la place de Joseph Ratzinger dans le panthéon des grands théologiens catholiques du XXe siècle ? Quelle influence pourraient avoir ses œuvres théologiques sur la génération à venir ?

V. T. : Il est difficile de répondre. Je vois Ratzinger comme l’un des grands penseurs originaux du XXe siècle. Sa tâche pastorale d’archevêque de Munich et son rôle disciplinaire en tant que Préfet de la CDF et maintenant sa responsabilité pontificale l’ont empêché et l’empêchent de mener à bien un projet qui aurait abouti à une œuvre magnifique. Et pourtant, il a réalisé un vaste ensemble d’écrits sur presque tous les thèmes de la théologie –la plupart de nature fragmentaires- mais tout à fait dignes d’inciter les générations futures à développer ses intuitions.

Ce qu’il y a d’unique chez Ratzinger, c’est qu’il est capable de s’adresser à tout un chacun et de l’inspirer. Il est rare qu’un théologien ait pu, comme lui, parler au cœur et à l’intelligence des gens d’une façon telle que leur vie puisse en être changée. Il est probable que son dernier livre, « Jésus de Nazareth » écrit, comme tant d’autres de ses ouvrages, dans ses moments libres, définisse le cadre du débat sur la nature de l’exégèse et de la personne de Jésus-Christ pour les générations à venir.

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