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ENTRETIENS AVEC RAPHAËL LELLOUCHE

1. Dialogue entre les religions

Le discours de Ratisbonne n'est pas une critique de l'Islam, qui n'était d'ailleurs même pas au centre de son propos, mais "s'inscrit dans une perspective plus générale qui concerne en fait la totalité de la situation spirituelle du monde contemporain".
Il s'agit en réalité de "dégager les principes théologiques indispensables pour la tâche la plus importante qui est devant nous, à savoir le dialogue des religions et des cultures nécessaire à la paix".
Or, deux obstacles empêchent ce dialogue:
- d'une part, la théologie extrémiste, qui légitime le jihad,
- d'autre part, "la raison trop étroite, essentiellement logico-empirique ou positiviste, qui exclut le divin, et qui est impuissante à entrer en dialogue avec des peuples dont les cultures sont profondément religieuses".
Donc ici sont pointés clairement l'intégrisme islamique et le relativisme occidental.
Le Pape s'oppose à une conception "absolutiste" de Dieu (celle de l'Islam, mais pas uniquement...), qui, selon lui, "a un rapport indissoluble avec la raison (rapport qu’il nomme « analogie »), et par conséquent ce ne peut pas être un Dieu qui puisse justifier la violence en son nom".

La portée de son discours serait donc universelle.
Sauf que...si l'on parle de violence en religion (surtout aujourd'hui), on ne peut évidemment pas faire l'impasse sur l'Islam.


2. Les réactions au discours.

Elles sont de trois sortes:
@ les fondamentalistes islamiques, qui crient au blasphème
@ la lecture conciliatrice, qui est bien sûr occidentale: on parle de "la gaffe" d'un pape peu familier des arcanes de la diplomatie (ici, on cite Henri Tincq, mais je ne suis pas personnellement certaine qu'il a agi par esprit de conciliation)
@ il s'agirait d'une guerre masquée à l'Islam, le Pape prenant la tête d'une sorte de croisade.( cf Analyse musulmane... (suite) )


3. Un thème pensé et voulu

Le thème choisi par le Pape pour introduire son exposé est voulu, ce n'est pas du tout un hasard.
"Il faut bien voir d’abord que le Pape parle dans un contexte sensible. Si l’islam n’est pas le sujet de son Discours, il n’est pas non plus « hors sujet »".
La référence aux Entretiens avec un Musulman de l’empereur byzantin Manuel II Paléologue est "un miroir condensé de la situation actuelle", qui prend un relief particulièrement saisissant à la veille du voyage du Souverain Pontife en Turquie, et dans le contexte que l'on connaît:
@ entrée annoncée de la Turquie dans l'Union Européenne -"ce qui implique... une définition non pas politique mais spirituelle de l’Europe"
@ chrétienté assiégée (aujourd'hui comme alors)
@ "dialogue œcuménique avec le christianisme orthodoxe, auquel le Pape fait appel en exhumant ce texte d’un empereur byzantin qui était un éminent théologien orthodoxe"
@ le discours de Ratisbonne précéde le voyage prévu du Pape en Turquie, "où ce qui lui importe plus encore que toute relation avec la Turquie en tant qu’État, c’est la relation du Vatican avec l’église orthodoxe"...."Aujourd’hui, pour le Pape, il me semble qu’il s’agit d’une sorte de « Lafayette, nous voilà ! »….. d’un hommage tardif et rétroactif de l’Église occidentale, qui est à son tour assiégée, à l’Église byzantine, pour lui dire qu’aujourd’hui elle lui « répond », notamment en reprenant l’argumentaire de Manuel II contre la violence religieuse".


4. Portrait de Manuel II Paléologue.

Au centre d'une polémique d'aujourd'hui, un personnage ayant vécu au XIVème siècle (la disputatio évoquée par le Pape date de 1391) que personne, hors d'un cercle d'initiés, ne connaissait. On y apprend non sans surprise qu'" il était alors vassal des Turcs, et qu’il se trouvait prisonnier à la cour du Sultan ...lorsqu’il composa ces Entretiens avec un musulman".
Vu le tohu-bohu suscité de nos jours par les propos policés du Pape, "on ne peut qu’être effaré par le recul des conditions du débat religieux aujourd'hui "!!


5. Le Pape a lui-même tronqué une citation

Pourquoi?
Raphaël Lellouche replace la citation controversée (« Montre-moi donc ce que Mahomet a apporté de nouveau. Tu ne trouveras que des choses mauvaises et inhumaines, comme le droit de défendre par l’épée la foi qu’il prêchait ») dans son vrai contexte, non sans repprocher au Pape de l'avoir tronquée.
Selon lui, Paléologue voulait répondre à son interlocuteur persan (lequel faisait "l’apologie de l’islam" arguant que "la loi apportée par Mahomet, la dernière venue, est supérieure à la loi du Christ et à la loi de Moïse, c’est-à-dire à la loi des chrétiens et à la loi des Juifs, car elle est parfaite et les parachève -et les abroge- toutes deux"... ) que le Coran n'avait rien apporté de nouveau par rapport à la Bible, sinon la volonté de répandre la foi par l'épée.
Or , selon Raphaël Lellouche, "Il y a un problème dans ce Discours du pape.": il escamote dans l'argument du Paléologue, tout ce qui concerne "ce que Mahomet a pu apporter qui soit nouveau par rapport à la Loi de Moïse, c’est-à-dire par rapport au judaïsme!".
Au contraire, le Pape se focalise sur l'héritage grec dans la pensée chrétienne: après avoir rendu hommage 'à l'empereur "éduqué dans la philosophie grecque", il insiste sur le fait que " la relation entre le christianisme et la raison grecque ...fut une nécessité providentielle".


 

Le philosophe repproche donc au pape de ne pas s'intéresser à la place que le judaïsme occuperait -implicitement!- dans le discours du Paléologue, mais seulement au rapport entre foi et raison.
Il y a là une lecture qu'on pourrait qualifier de judéo-centrique.
Rappelons que ce rapport était le thème du discours du Saint-Père, et on ne peut tout de même pas lui repprocher d'être chrétien!!


6. Ibn Hazm

Le Pape évoque une théologie musulmane selon laquelle « Dieu est absolument transcendant, sa volonté n’est liée à aucune catégorie, pas même celle de la raison ».
Ce courant est représenté par un théologien musulman ayant vécu en Andalousie au XIème siècle, Ibn Hazm.
Ce dernier a laissé une trace dans la littérature comme poète de l'amour, mais il fut en réalité le théoricien implacable du jihad -guerre d’invasion et de conquête de l’islam, qui doit être la plus intraitable, incessante, et cruelle- et de l'islam le plus dur, "du fondamentalisme le plus absolu".
Raphaël Lellouche souligne "son antisémitisme (religieux) d’une extrême violence", il le compare à un "Céline islamique!"!!
Et de pointer du doigt ceux qui "comme le Recteur Dalil Boubakeur, font remarquer qu’Ibn Hazm n’est qu’un « auteur mineur » et non représentatif de l’islam. Il n’empêche que son profil très cohérent anticipe nettement l’attitude et les conceptions des islamistes actuels".


 

L'analyse de Lellouche sur cette partie du discours se termine par cette petite pique réjouissante envers les BHL et autres chantres de la religion de paix et d'amour: selon lui Ibn Hazm "montre une autre facette de l’histoire de l’al-Andalous musulman du Xe siècle, assez corrosive par rapport à la vignette du « mythe andalou » de tolérance qu’on essaie de nous inculquer".
Il a cependant l'élégance de ne pas "recruter" Benoît XVI pour sa démonstration.
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On arrive ici au point central à la fois dans le discours du pape, et dans l'argumentation de Lellouche:


7. L'Europe est chrétienne

Le pape dit en effet « On ne peut s’étonner que le christianisme a fini par trouver en Europe le lieu d’une empreinte historique décisive ». Et Lellouche commente "Cette thèse est lourde de signification"!!
Ce passage est à citer en entier, pas seulement pour commenter ce que dit le Saint-Père, mais pour savoir ce qu'en pense le philosophe:
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Cela veut dire d’abord non seulement que l’Europe est chrétienne dans son essence – avec toutes les implications politiques qu’on peut tirer de cette thèse, notamment sur la construction européenne, la question de l’entrée de la Turquie, etc. — mais surtout cela veut dire aussi, et c’est différent mais en découle logiquement, que le christianisme est européen !
... Les conséquences n’en sont pas triviales.



 

Dans la partie qui suit, Lellouche bascule carrément dans l'interprétation du non-dit, et nous révèle plus sur lui-même que sur la pensée papale. Là encore, ce qui suit mérite d'être lu attentivement:


8. Refus de déshelléniser, mais pas de déjudaïser?

Pourquoi?
... pourra-t-on « inculturer » le christianisme dans les cultures non européennes en reprenant et en imposant tout l’héritage de ce christianisme européen ? Où bien y a-t-il un noyau du christianisme qu’on peut débarrasser de l’héritage européen inutile du strict point de vue de la religion chrétienne (la philosophie grecque, la patristique imprégnée de philosophie grecque) ?
Une tendance dans l’Église dit qu’il n’y a pas de raison d’imposer cet héritage de la théologie européenne aux peuples n’appartenant pas à la culture européenne. Benoît XVI refuse cette perspective, pour lui le christianisme est fondamentalement européen, et dans l’évangélisation, c’est tout cet héritage qu’il faut leur apporter, y compris donc la « raison grecque »….. Mais ce qu’il ne dit pas — là encore, par rapport au judaïsme— c’est qu’en réalité, l’enjeu n’est pas seulement la perte du logos grec.
Il y a, au sein de l’Église catholique, d’autres tendances ... pour lesquelles le christianisme qu’il faut transmettre aux peuples de culture étrangère à la tradition judéo-chrétienne de l’Europe, doit être un christianisme surtout débarrassé de son ancrage dans la Bible juive, parce que, dans une perspective universaliste, il n’y a aucune raison de privilégier la filiation à ce peuple particulier qu’est le peuple juif. ...

Or ce qui me frappe, et j’en ai déjà fait la remarque à propos de la citation tronquée, c’est que Benoît XVI, s’il insiste sur le fait qu’il ne faut pas déshelléniser, ne parle pas du tout de l’autre versant —à mon sens aussi important dans la déchristianisation de l’Europe— de dé-judaïsation.
De cela, il ne dit mot, il axe tout son Discours, de façon unilatérale, sur la seule dés-hellénisation et la nécessité de rester ancrés dans la raison grecque. En tout cas, c’est fondamental par rapport à l’Europe, parce que là, il me semble qu’il y a une déclaration sur la question européenne qui est nouvelle, et qui est beaucoup plus claire et plus formalisée théologiquement que le discours que Wojtyla pouvait avoir sur cette question


 

Curieux, le passage suivant, sur le Pape allemand.
Révélateur, en fait, plutôt déplacé ici, et pas franchement sympathique, en particulier la référence à Hitler, et l'allusion au "christianisme aryen".
Il semble accuser le Pape sur ce qu'il ne dit pas!!
Sans parler de la "vigilance" (mot implicitement chargé de menaces):


9. Un Pape allemand

"... il ne faut pas oublier que dans l’histoire du christianisme allemand, notamment sous Hitler, on a essayé de fabriquer un christianisme purement « aryen ».
Or voilà un pape allemand.
Une partie du clergé catholique allemand tentait de développer une théologie chrétienne « aryenne », c’est-à-dire, justement, purement grecque et déjudaïsée. On connaît l’importance de la « nostalgie de la Grèce » dans l’esprit allemand. Je reste simplement attentif, car insister tellement sur le caractère « hellénique » du christianisme, c’est certes très intéressant quand on suit l’argumentation du pape, mais je me méfie de la continuité avec cette tradition pour qui le christianisme est fondamentalement helléniquee Bon enfin, Benoît XVI ne dit explicitement rien de tel, naturellement, mais il faut rester vigilant".


10.Islam / Islamisme

l y a deux tendances qui s'affrontent lorsqu'on débat sur l'Islam
@ La tendance à l'angélisme", dont le slogan est "pas d'amalgame"
@ La tendance "la violence est consubstantielle à l'Islam", ou "le ver est dans le fruit dès l'origine": ce serait "l’islam lui-même qui, dès son texte sacré, est source de violence et de haine.
"Même Henri Tincq dans Le Monde avoue que certes, « c’est douloureux »a mais que ces « germes de violence » sont bien dans le Coran lui-même"!!!

Ce sont les musulmans eux-mêmes qui détiendraient la clé du problème. Ils doivent accepter de se remettre en question: "Ce n'est pas à nous, non musulmans, qu’il appartient de dire ce qu'est l'islam en tant que religion. C'est à eux de décider ! Le monde entier attend qu’ils le fassent. Et c'est précisément, je crois, ce qu'a voulu dire le Pape : mettre les musulmans en demeure de choisir clairement leur théologie et de sortir enfin de l’ambiguïté".

"... le Pape, dans le même geste où il condamne clairement le jihad, offre aux musulmans un terrain de discussion possible en montrant que la ligne de partage de la théologie ne passe pas entre d’un côté le christianisme qui serait bon et de l’autre l’islam qui serait mauvais, mais que ce partage traverse à la fois et l’islam et le christianisme, qu’il est un partage entre d’un côté une théologie arbitraire du Dieu absolu, transcendant, justifiant la violence, et de l’autre, une théologie du Dieu qui a un rapport « analogique » — comme il dit — avec la raison humaine. C’est une apologie de ce qu’il appelle le « grand Logos », le lieu commun du dialogue, non seulement interreligieux, mais également interculturel".


11 Interculturalité: non à l'inculturation

Benoît XVI reproche à la raison moderne qui prédomine en Europe aujourd’hui, et qui soutient également des prétentions à l’universalité — d'être impuissante. à aborder la tâche fondamentale qui s’ouvre aujourd’hui : le dialogue des cultures.

"Le pape prévient donc premièrement que l’Europe ne pourra dialoguer avec les autres cultures que si elle revient au concept « plus large » de la raison, ce qui signifie, pour lui, si elle revient à son essence chrétienne. Et deuxièmement, que l’Église elle-même ne peut aborder sa tâche d’évangélisation des cultures non européennes qu’en s’attachant fermement au logos grec qui appartient à l’Europe. Et on est là dans l’interculturel et non dans l’interreligieux. C’est extraordinaire — car c’est un discours très particulier dans l’Église — cela paraît signifier que le Pape voit dans la tâche de l’Eglise la tâche de la chrétienté européenne. Pour lui, être chrétien et être européen, semble être la même chose ".
Cela s’inscrit en faux contre tout relativisme culturel, notamment contre la pratique ... de l’ « inculturation »...


 

Petite parenthèse: sur le plan profane, n'est-ce pas l'inculturation que nous pratiquons avec nos populations immigrées, lorsque nous substituons l'intégration à l'assimilation, et encourageons le communautarisme?.

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Pour finir, malgré les réserves que m'inspirent quelques unes des interprétations de R.L. , on ne peut que souscrire à sa conclusion:



12. En conclusion

"Le Discours de Ratisbonne ne peut absolument pas se réduire à la question de l’islam, et encore moins à une soi-disant « déclaration de guerre » anti-musulmane !
Finalement, ce Discours s’oppose à trois choses : au tiers-mondisme postcolonial et relativiste ; à la modernité rationaliste d’une raison scientiste ; et à la guerre de religion, et par conséquent au jihad et à toute violence religieuse.

Je crois qu’il y a bien des choses discutables dans les thèses de Benoît XVI, mais qu’il faut donc se garder d'une lecture trop politique comme d’une lecture jihadiste (ou symétrique) qui croit que le pape se met à la tête d’une croisade. Ce discours n’est pas centré sur l’islam, même s’il a des conséquences fortes de ce côté.
Le pape n’a à s’excuser ni pour un blasphème, ni pour une maladresse.
Son objectif, c’est le dialogue des cultures.
Simplement, contrairement à Chirac par exemple, qui parle également de « dialogue des cultures », ou à certains chrétiens de gauche islamophiles, il ne confond pas ce dialogue avec une « politique d’apaisement » prête à admettre l’inadmissible. C’est un dialogue de fermeté, et un dialogue à principes.
Il insiste sur le fait qu’un vrai dialogue ne peut être que franc et réciproque — ce sont ses mots, qu’il faut souligner. Ces deux qualificatifs veulent bien dire que le type de dialogue que veut instaurer Benoît XVI n’est pas un pseudo-dialogue consensuel et relativiste. Il ne doit pas non plus reposer sur un respect unilatéral, et sans réciprocité: les musulmans ne gagneront le respect que si eux-mêmes respectent les non musulmans et dénoncent la violence religieuse.


 

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