Préface au livre de C.Feldmann

Une préface personnelle.

Dans les années 70 circulait dans toutes les universités allemandes la même méchante blague théologique. Seuls les acteurs en changeaient. Chez nous, à Ratisbonne, elle s'exprimait de la façon suivante:

Jésus marche sur l'eau de la mer de Galilée. Trois professeurs de théologie se tiennent sur le rivage. Jésus appelle le premier à le suivre, et le vieux Karl Rahmer blanchi sous le harnois de nombreuses luttes intellectuelles, s'avance sur les eaux, trébuche, mais, tout heureux, finit par atteindre le Seigneur.
En second, Joseph Ratzinger marche au-dessus des flots de sa démarche harmonieuse, et arrive sans encombre jusqu'au Seigneur.
Cela, je pourrai aussi le faire, pense Hans Kung, qui, très entraîné sportivement, s'élance à partir du rivage, et manque pitoyablement de se noyer, avant d'être sauvé par la main secourable de Jésus.
Hans Kung, l'oiseau de malheur, fait alors pitié aux deux autres. Le vieux Rahmer dit à son collègue Ratzinger "on aurait dû lui dire où se trouvaient les pierres". Et Ratzinger de répondre, tout étonné "mais où donc étaient-elles, ces pierres?".

L'anecdote n'est guère respectueuse pour les trois protagonistes, mais elle montre comment nous percevions Ratzinger, gentil, hermétique, étranger au monde (ndt: nous dirions peut-être "dans la lune"?), parfaitement incapable de la moindre ruse, ou d'interprétation des vérités premières, avant tout doté d'une foi inébranlable, comme un enfant prodige naïf qui en plus aurait lu d'innombrables livres et parlerait dix langues...

Quand je me suis inscrit pour l'obtention de mon diplôme de théologie catholique, j'ai proposé au professeur Ratzinger le thème de ma thèse de dogmatique. J'avais choisi "Rédemption comme délivrance", c'était à l'époque le titre d'un livre très controversé d'un collègue de Francfort qui essayait d'associer l'enseignement de la théologie classique de la rédemption de l'homme avec la démarche intellectuelle et les concepts de la théologie de la libération, originaire d'Amérique latine. Cela ne devait pas seulement concerner l'âme mais l'homme tout entier, dans ses rapports avec la politique. C'était un thème passionnant pour quelqu'un qui, comme moi, avait étudié à la fois la sociologie et la théologie.
A Ratzinger, cela ne plut pas autant... je le vis tout de suite à son attitude. Mais avec un sourire fin, il donna immédiatement au thème un sens différent, en ajoutant un point d'interrogation à la fin: "La Rédemption est-elle une délivrance?".
Peu de temps après, lorsqu'il fut nommé archevêque de Munich, j'ai écrit pour le journal de gauche libérale Frankfurter Rundschau, un portrait de Ratzinger, ayant pour titre "Ratzinger, un homme d'adaptation", et j'ai pu réaliser sa première interview pour l'Agence des Nouvelles catholiques, dans laquelle il émettait deux souhaits timides: l'un était qu'il trouve le soutien de ses nouveaux collaborateurs, l'autre, qu'il ait la possibilité de poursuivre ses travaux de recherche.
Puis, lorsqu'en un temps record, il accéda au titre de cardinal, et que des bruits couraient sur sa nomination à la tête de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi à Rome, je soumis à ma rédaction un article intitulé "Le prochain pape sera-t-il Bavarois?".
Cela m'attira les moqueries de mes collègues, il n'y avait pas encore eu le choc de l'élection de Wojtyla, et le Vatican, c'était du moins l'impression générale du moment, resterait encore 100 ans géré par un pape italien.
Durant les années qui suivirent, nos routes s'écartèrent, bien que tous deux, nous continuions à aimer notre Eglise avec passion et constance.
J'ai écrit de mon côté de nombreux ouvrages sur des gens d'Eglise "déviants", qui, de leur vivant, étaient en conflit avec les autorités de l'Eglise, et à qui, au moment de leur mort, on interdisait même une sépulture chrétienne.
Comme successeur de la grande Inquisition, Ratzinger s'efforça de consolider les murs de l'institution écclésiale, qui s'effritaient, et de reconduire dans la salle des trésors de la tradition les théologiens à la recherche de nouvelles expressions loufoques, de nouvelles réflexions, de nouveaux partenaires de communication. De resserrer les boulons, aussi, de mettre en place des panneaux d'interdiction, et tout cela, dans le souci de protéger la foi des gens simples, et de maintenir l'unité de l'Eglise. Par là, il bloqua certraines carrières, mais aussi il amena des gens à douter.

Mon intérêt pour les ruptures dans une vie de chrétien, et aussi pour les nombreuses facettes d'une personnalité, m'a en tous cas ramené sur la trajectoire de mon ancien professeur Ratzinger.
Le cardinal de fer, le chevalier endurci de la foi, comme le qualifiaient certains italiens quelque peu médisants, pouvait se montrer capable de méditation douce et lyrique. Le gardien en chef de la foi refusait toutes les tendances politiques de la théologie, et en même temps, il distribuait des avertissements aux potentats du monde qui encourageaient les guerres. L'idéologue en chef du pape transcendait l'enseignement de Rome, le ramenant à la seule interprétation correcte du message du Christ, et il émettait des critiques sévères sur la suffisance et la pesanteur de la hiérarchie.
Tout cela est enthousiasmant pour un biographe. C'est pour cette raison que je choisis de raconter la vie du pape Benoît XVI d'une manière un peu différente des autres. J'ai rassemblé les souvenirs de nombreuses personnes, dans beaucoup d'endroits différents, pour essayer de raconter cette vie de manière aussi juste que possible.




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