Extrait du livre d'entretiens avec Peter Seewald, "Le sel de la terre" (18/5/2009)



Tous les "spécialistes" devraient connaître les idées du Saint-Père sur les relations avec le judaïsme.
Lui-même n'en a jamais fait mystère, et il s'en était expliqué longuement dans son livre d'entretiens avec Peter Seewald, écrit en 1996.
Un chapitre du livre qu'il est fondamental de relire aujourd'hui, car il est peu probable qu'il ait changé d'avis. Même s'il ne plaït pas à tout le monde...

Le judaïsme
Le sel de la terre, entretiens avec Peter Seewald, page 237 et suivantes (ed Flammarion/Cerf)
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Q: Venons-en au point peut-être le plus important de ce tour de table. On a longtemps admis que le conflit entre le judaïsme et le christianisme était programmé au coeur même de la religion. Or, le préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi a constaté : « L'étoile désigne Jérusalem. Elle s'éteint et s'élève de nouveau dans la parole de Dieu, dans l'Écriture sainte d'Israël. » Qu'est-ce que cela veut dire ? Une relation radicalement nouvelle, par exemple, avec le judaïsme ?

R: Nous devons sans aucun doute vivre et penser de nouveau notre relation avec le judaïsme, et cela aussi est en train de se faire. La différence n'en est pas pour autant abolie, nous la ressentirons même plus fortement d'une certaine manière. Mais elle doit être vécue sur une base de respect réciproque et d'affinité intérieure. C'est vers cela que nous allons. Je veux dire que grâce à l'existence de l'Ancien Testament, qui fait partie de la Bible chrétienne, il y a toujours eu une profonde parenté intérieure entre christianisme et judaïsme. Mais précisément ce bien commun lui-même était une cause de discorde : les juifs avaient pour ainsi dire le sentiment que nous leur avions volé la Bible - et que nous ne la vivions pas. Ils en étaient, pensaient-ils, les véritables propriétaires. Inversement, la chrétienté avait le sentiment que les juifs faisaient une lecture erronée de l'Ancien Testament, qu'on ne pouvait le lire avec justesse que dans une perspective ouverte sur le Christ. Les juifs l'ont pour ainsi dire enfermé en eux et lui ont ôté ainsi sa direction intérieure. Ainsi, la possession chrétienne de l'Ancien Testament a poussé les chrétiens contre les juifs, jusqu'à leur dire : Vous avez certes cette Bible, mais vous ne l'utilisez pas comme il le faut, vous devez encore faire cet autre pas.
D'autre part, il y a toujours eu dans le christianisme, depuis le IIème siècle, des mouvements qui voulaient rejeter l'Ancien Testament ou du moins en réduire l'importance. Même si cela n'est jamais devenu la doctrine officielle de l'Église, une certaine sous-estimation de l'Ancien Testament était largement répandue dans la chrétienté. Naturellement, si on ne lit que les prescriptions légales ou les histoires cruelles au pied de la lettre, on peut finir par penser « comment cela pourrait-il être notre Bible », et de là vient aussi un antijudaïsme chrétien. Quand, dans les temps modernes, les chrétiens ont abandonné l'interprétation allégorique grâce à laquelle leurs pères avaient « christianisé » l'Ancien Testament, ils ont pris une nouvelle distance avec ce livre ; il faut réapprendre à le lire.
Nous devons vivre de nouveau notre appartenance commune en l'histoire d'Abraham, où s'inscrivent en même temps notre séparation et notre parenté, en respectant le fait que les juifs ne lisent pas l'Ancien Testament les yeux fixés sur le Christ, mais sur cet inconnu qui va encore venir. Leur foi ne va donc pas dans la même direction que nous. Et nous espérons, inversement, que les juifs pourront comprendre que même si nous lisons l'Ancien Testament à une autre lumière, nous essayons de partager ensemble la foi d'Abraham et ainsi de pouvoir vivre intérieurement tournés les uns vers les autres.
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Q: Pourquoi a-t-il fallu si longtemps avant que le Vatican se décide à reconnaître l'Etat d'Israël ?
R: La fondation de l'État d'Israël après la Seconde Guerre mondiale correspondait à un décret des Nations unies ; on reconnaissait au peuple juif le droit d'avoir son propre État, un pays à soi. Mais, selon le droit des peuples, le tracé des frontières demeurait contesté ; comme on le sait, des réfugiés arabes ont quitté en grand nombre le nouvel État et doivent vivre pour ainsi dire entre plusieurs États, dans une situation extrêmement problématique et très mal définie. Dans ces cas-là, le Vatican attend toujours que se forment des relations juridiquement claires. Ainsi a-t-il aussi attendu pour les anciennes frontières orientales de l'Allemagne et il n'y a établi de nouveaux diocèses qu'au moment où la politique orientale de Brandt a réglé les questions litigieuses entre la Pologne et l'Allemagne ; avec la République démocratique allemande, on sait qu'il n'y eut jamais de relations diplomatiques. En Israël, le problème de Jérusalem s'est encore ajouté au reste : il semblait douteux que la Ville sainte de trois religions pût devenir la capitale d'un seul État, religieusement marqué. Ici aussi, il fallait attendre des éclaircissements. Finalement un accord précis sur la situation juridique des chrétiens et des institutions chrétiennes dans le nouvel État a paru souhaitable.
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Q: Entre-temps, même dans lÉglise l'affirmation que Jésus était juif est devenue un lieu commun. Mais ne devrait-on pas dire, au lieu de « Dieu s'est fait homme » : « Dieu est devenu juif » ? La foi chrétienne ne doit-elle pas enfin admettre aussi le judaïsme dans sa mission historique ?
R: Tout d'abord, il est important d'avoir clairement conscience que Jésus a été juif. À ce propos, je dois ajouter ce qui suit. Au temps du nazisme, quand j'allais à l'école, la tendance « chrétiens allemands » faisait alors du Christ un aryen: en tant que Galiléen, il n'aurait pas été juif. En revanche, à notre cours d'instruction religieuse et dans les sermons du dimanche, on disait avec insistance C'est une falsification ; le Christ était le fils d'Abraham, le fils de David, Il était juif, cela fait partie des promesses, de notre foi.
C'est sans aucun doute un élément important. Sur ce point-là, nous sommes vraiment liés les uns aux autres, les chrétiens et les juifs. C'est pour cela aussi que l'autre affirmation demeure importante et vraie : Dieu est devenu homme. Nous avons, ce qui est intéressant, deux arbres généalogiques de Jésus dans le Nouveau Testament. Chez saint Matthieu, il remonte à Abraham, et fait de Jésus le fils d'Abraham, le fils de David et ainsi l'accomplissement de la promesse faite à Israël. L'arbre généalogique chez saint Luc remonte jusqu'à Adam et montre Jésus comme l'être humain en soi. Il est absolument d'une très grande importance que Jésus soit un homme, et que Sa vie et Sa mort concernent tous les hommes. C'est précisément l'héritage de la foi d'Abraham qui étend l'héritage de la promesse à l'humanité dans sa globalité. La simple proposition originelle, « Il s'est fait homme », est avant comme après importante. Enfin, troisièmement, il faut ajouter que c'est comme juif fidèle à la Loi que Jésus a dépassé le judaïsme et a voulu réinterpréter tout l'héritage, en l'incluant dans une nouvelle fidélité encore plus grande. Là est justement le point de conflit. Il y a aussi de bons dialogues à ce sujet. Je pense avant tout à un très beau livre du rabbin américain Jakob Neusner, qui établit un véritable dialogue avec le sermon sur la montagne. Il y met très durement en évidence les contrastes, mais il les saisit aussi avec un grand amour et souligne finalement le « oui » commun au Dieu vivant.
Nous ne devons donc pas dissimuler les contrastes. Ce serait sûrement le mauvais chemin, car un chemin qui passe devant la vérité sans la voir n'est jamais le véritable chemin de la paix. Les contrastes sont là.
Ce que nous devons apprendre, c'est à trouver précisément dans les contrastes amour et paix.
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Q: L'Holocauste n'est certes pas arrivé durant le siècle de l'Église, mais à un moment où l'Église avait définitivement perdu son pouvoir sur les coeurs des hommes. Avant comme après, il faut discuter et s'interroger sur la manière dont la catastrophe fut même possible en terre chrétienne. À présent, l'heure ne semble plus très éloignée où il y aura bientôt en Europe moins de catholiques qu'il n'y avait ici avant la guerre de juifs dont ces catholiques n'ont pas empêché le massacre.
R: C'est, comme vous l'avez indiqué avec raison, un grand et sombre chapitre. Et il est important que l'Holocauste n'ait pas été commis par des chrétiens et au nom du Christ, mais par des antichrétiens et aussi comme phase préalable à l'extermination du christianisme. J'ai moi- même vécu ces temps-là dans mon enfance. Ici, on parlait sans cesse du christianisme enjuivé et de la judaïsation des Germains par le christianisme, surtout en relation avec l'Église catholique. À Munich, le jour qui suivit la Nuit de cristal 14, on s'est rué sur le palais de l'archevêché. Le mot d'ordre était : « Après les juifs, l'ami des juifs. » On peut lire dans les sources, dans le Stürmer entre autres, que le christianisme, surtout sous sa forme catholique, était considéré comme une tentative des juifs pour prendre le pouvoir - la « judaïsation » de la race germanique, comme cela s'appelait -, et que, pour surmonter complètement le judaïsme, on devrait se débarrasser un jour définitivement du christianisme tel qu'on l'avait connu jusqu'alors, pour en venir au prétendu christianisme positif de Hitler.
Le fait que l'extermination des juifs par Hitler avait aussi un caractère sciemment antichrétien est important et ne doit pas être passé sous silence. Mais cela ne change rien au fait que des hommes baptisés étaient responsables. Même si la SS était une organisation de criminels athées, et même s'il n'y avait guère de chrétiens croyants parmi eux, toujours est-il qu'ils étaient baptisés. L'antisémitisme chrétien avait préparé le terrain jusqu'à un certain degré, on ne peut pas le nier. Il y avait un antisémitisme chrétien en France, en Autriche, en Prusse, dans tous les pays, et sur la base de ces racines les fruits pouvaient pousser. C'est en fait un motif de constant examen de conscience.



Q: Les juifs sont-ils toujours la question centrale pour l'avenir du monde, comme il est dit dans la Bible ?
R: Je ne sais pas exactement à quel passage de la Bible vous faites allusion. En tout cas, en tant que premiers porteurs de la promesse - et en tant que peuple où s'est produite la grande phase fondamentale de l'histoire biblique -, ils demeurent au centre de l'histoire du monde. On pourrait penser qu'un aussi petit peuple ne peut pas avoir tellement d'importance. Mais je crois qu'à toutes les époques, et aujourd'hui spécialement, il y a quelque chose de particulier dans ce peuple et que les grandes décisions de l'histoire du monde sont presque toujours d'une manière ou d'une autre en relation avec lui.





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